Dans les ronces


DANS  LES RONCES

Avec une équipe de la cabane au Flon on a bossé toute une journée à Concise, sur un terrain sauvage, apparemment indomptable. Tout est dominé par les ronces, elles sont partout, elles sont immenses, elles règnent en maîtres impitoyables sur le lieu.

Christoph, pasteur de l’armée du salut à Moudon et grand coupeur de ronces devant l’Eternel, a fait sa prédication sur ces ronces justement. Sur ma demande il me l’a envoyée, et je suis restée un bon moment penchée sur elle, dans l’interrogation et la prière. Je cite :

« Les ronces profitent de (ce qui est beau,) l’arbre pour grimper encore plus haut. Pour devenir encore plus fort. Pour faire encore plus d’épines. Pour avoir encore plus de force pour étouffer l’arbre un jour… Sans vraiment faire grand-chose elles profitent de la force des autres pour devenir encore plus fort.»

Je sais déjà que mon terrain à Concise reflète une réalité plus profonde : celle de moi-même, celle de mon Eglise, celle du monde. Les ronces représentent pour moi les fausses images produites par notre faux regard, notre regard faussement autonome qui ne passe pas par Dieu car il ne vient pas de Dieu. Ces fausses images grimpent sur tout ce que Dieu fait de nouveau et de beau en nous, en essayant de l’étouffer. La Bible appelle cela le péché.

Nos fausses images de quoi, de qui ? De Dieu surtout, mais ensuite, logiquement, aussi de notre prochain et de nous-mêmes. Nous voyons Dieu, non pas comme il a choisi de se révéler lui-même en Jésus-Christ et ensuite à travers ses porte-paroles, mais à notre guise. Ce qui veut dire : limité et dominé par notre culture, l’esprit de notre temps, nos expériences, nos espoirs, nos frustrations, nos blessures. Limité et dominé par nos faux dieux personnels et collectifs : notre intellect-sans-Dieu, nos émotions-sans-Dieu, nos impulsions-sans-Dieu. Nous faisons Dieu à notre image. A la longue, ce processus ne peut aboutir qu’à un dieu fantôme, une illusion. Sans vrai impact sur notre vie.

Ainsi l’image de Dieu qu’il a lui-même posée en nous, sa Réalité, est toujours plus étouffée (dans notre cœur seulement, bien sûr : la Réalité de Dieu lui-même n’est pas touchée par nos fausses idées sur lui !) par les  « ronces » des fausses images que nous laissons proliférer dans et sur cette Réalité. Ce qui est particulièrement grave, c’est que nous faisons cela sous prétexte d’être libres – mais c’est le contraire qui est vrai : nous perdons la réalité de Dieu, nous ne voyons plus qui il est réellement ; et la suite logique est que nous sommes de plus en plus emprisonnés. Esclaves de notre dimension centrée sur nous, limitée à nous et nos critères, dominée par nous et nos critères. Une sorte d’aquarium humain, une réalité limitée pour ainsi dire à deux dimensions : l’être humain  –  et sa « spiritualité », qui en réalité n’est que le prolongement de lui-même : un reflet et un mélange de ses espoirs et désirs d’infini, servis à sa sauce personnelle. Une spiritualité qui est censé donner sens à sa vie, mais qui reste tout autant enfermée dans l’aquarium que l’être humain lui-même.

Le sens de notre vie, on ne le donne pas. On le reçoit, et alors on le prend !, des mains de Dieu, par Jésus-Christ, en étant uni à Jésus-Christ. Ou plutôt : en devenant toujours plus uni à lui, plus un avec lui. Pour un chrétien il n’y a tout simplement pas d’autre sens de la vie.

Ces ronces, ces illusions sur Dieu et, à la suite, sur nous et sur le monde, ont envahi toute notre vie : notre pensée, nos émotions, notre comportement. Nos valeurs, notre politique, notre théologie. Notre amour, notre foi, notre espoir. Nos désirs. Tout est devenu faussement indépendant dans une sorte de désir dramatique, désespéré car sans issue, de toute-puissance humaine.

Ca fait abstrait ? Mais regardons ce que ça donne !

Commençons avec l’amour. Nous disons que Dieu est Amour, et il l’est. Mais qu’est-ce que nous laissons pousser là-dedans ? Nos idées de ce que ça devrait être. Avec notre regard faussé, nous voyons l’amour de Dieu comme une sorte de prolongement de notre amour à nous : juste un peu plus mais identique. Du même genre que notre amour, mais davantage. La même qualité mais un peu plus de quantité. Puis nous voyons que ça ne joue pas. Dieu n’aime pas comme nous pensons qu’il devrait aimer. Alors – quoi ? Alors nous pensons qu’ou bien il est indifférent, ou bien il nous punit, ou bien il n’existe tout simplement pas. Dans tous les cas nous nous éloignons de lui.

Parce que nous ne voyons pas que nous sommes emprisonnés dans une illusion. En restant dans cette illusion nous ne pouvons pas avancer, pas découvrir Dieu. C’est pourquoi le texte du matin (voir sur le site www.evangile-en-chemin.ch sous « textes des rencontres ») dit :

« Tu veux que nous quittions nos illusions, nos fausses images, et les pensées, sentiments et comportements qui en résultent  –  pour te chercher et te trouver, TOI : pour t’aimer de tout notre cœur, te servir en toute liberté, et ainsi nous retrouver et nous aimer nous-mêmes, et retrouver et aimer notre prochain. »

Jésus-Christ le dit avec d’autres mots : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu. Le reste vous sera donné en plus. » (Matthieu 6, 33).

Cherchez d’abord le Royaume, la Réalité de Dieu. Non pas d’abord nos besoins, pas nos valeurs, même pas l’amour du prochain, si essentiel soit-il. Pas d’abord. D’abord il n’y a qu’un but, un objectif :

De tout notre cœur, avec toute notre intelligence, toutes nos ressources et toutes nos émotions, avec notre créativité, notre passion, notre goût d’aventure, notre soif de Vie : chercher, trouver, voir, vivre la Réalité de Dieu. Ses manières d’être et de faire, de penser, de parler et d’agir. Et alors l’aimer. Pour qui il est en réalité. Pour le meilleur et pour le pire. Chercher et trouver la troisième dimension, pour ainsi dire. L’Autre, en dehors de notre aquarium humain. Chercher ce que Dieu dit de lui-même – pour que nous devenions libres : dans la joie d’adhérer à qui il est.

Jésus a dit, montré, vécu que Dieu est bon. Qu’il nous aime. A sa « Royaume-manière », à sa « 3.dimension-façon ». Cela nous fait peur : c’est quoi ça ?! Ca semble arbitraire, peu fiable, ça ne fait pas envie car ce n’est pas familier. Et ça ne correspond pas à nos éternels désirs de contrôle, de maîtrise, de pouvoir, de sécurités garantissant notre bien-être. Notre amour à nous, celle de la 2.dimension, fonctionne comme ça : t’aimes quelqu’un, tu vas chercher son bien-être. Essayer en tout cas. Aime-toi toi-même implique le plus souvent : cherche ton bonheur personnel, profite.

L’Amour selon Dieu ne semble pas fonctionner comme ça du tout, il n’a pas l’air de vouloir nous faire entrer dans une sorte de spa spirituel, émotionnel ou rationnel. Il cherche et appelle et veut faire grandir notre vrai nous, notre réalité. Le vrai sens, le vrai but de notre vie. Notre raison d’être, le but pour lequel il nous a créés.

Il aime son Fils plus que tout – mais il le livre pour être tué, pour que nous puissions pour toujours être réconciliés avec lui, unis à lui, entrer dans la danse de la Vie avec lui, le connaître, et nous épanouir dans cette connaissance. Ce n’est pas (notre) logique.

Il nous aime plus que nous pouvons nous imaginer – mais il laisse passer des choses horribles, il ne les empêche pas, il ne cherche pas d’abord notre santé, notre « bonheur-aquarium », notre sécurité personnelle. Ce n’est pas (notre) logique.

Alors, si je regarde avec mes « yeux de 2 », de la deuxième dimension, mes yeux autonomes, mon regard indépendant de Dieu, mon regard d’aquarium… je ne peux que désespérer de Dieu et m’éloigner de lui.

Mais si je regarde avec les yeux de Jésus, les « yeux de 3 » ou, autrement dit, avec et par le Saint-Esprit, je vois autrement. Non, à ce moment-là je ne vois ni une solution pour tout, ni une réponse à tout, ni une recette pour tout. Mais, avec Jésus, je persiste à croire, et alors aussi à voir !, que Dieu est bon. En Jésus il l’a montré, il l’a prouvé. Ensuite je vois le reste. Dans ce regard je vois le reste. Je cherche et je vois d’abord la Réalité de Dieu. Le reste se met en place dans celle-ci.                                                                                                                                 Cela s’appelle la confiance.

Comme l’amour, la confiance que Dieu demande n’est pas : plus de « 2 » ! Pas un peu plus de notre « confiance-limitée-à-nos-deux-dimensions », venant de notre aquarium humain. Ce n’est pas un vague optimisme que tout va bien se passer ; ou un regard positif ; ou même une autosuggestion un peu naïve que Dieu va bien vouloir faire comme je veux.

La confiance selon Jésus, c’est : oser croire, avec lui, aligné à lui, uni à lui  –  pas parfaitement bien sûr mais en travaillant réellement ces « muscles » inhabituels du Royaume  –  que Dieu est bon, fiable, patient, persévérant. Intéressé à nous, passionné par nous. Oser croire qu’il nous regarde, qu’il pense à nous et espère pour nous, qu’il se soucie de nous et qu’il prend soin de nous. Ca, c’est la vérité de Dieu, sur Dieu. Ca vient d’abord. Tout le reste … vient après ! Et Jésus promet que c’est au cours de cette recherche que nous allons découvrir et comprendre, aussi bien avec le cœur qu’avec la tête, qui est Dieu. Et il nous promet qu’alors nous allons enfin trouver, DANS cette réalité de Dieu, la vraie paix, le vrai repos dont nous avons tellement besoin.

« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai le repos. » (Matthieu 11, 28). « Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi ». Quoi ? Des valeurs ? Un bon comportement ? L’amour du prochain ? Qui sait. Mais d’abord : autre chose. D’abord : le Royaume, la Réalité de Dieu. Regardons ce qui précède : « Toutes choses m’ont été données par mon Père (Dieu donc). Et personne ne connaît le Fils (Jésus) sauf le Père, et personne ne connaît le Père sauf le Fils, et ceux à qui le Fils veut le révéler. Venez à moi… »

…et je continue en clarifiant : « Venez à moi donc, vous tous qui êtes fatigués et chargés de vous bagarrer avec des fausses images de Dieu qui vous fatiguent en vous abaissant ou en vous glorifiant, ce qui amène à une même solitude… ces fausses images qui vous pourrissent votre vie et étouffent son sens, qui vous laissent dans votre peur et votre tristesse puisqu’elles ne sont en réalité rien d’autre que des illusions… des moyens, des outils dans la main de l’adversaire de Dieu qui essaye absolument TOUT pour vous éloigner de Lui… et pour vous garder bien à l’étroit dans votre petit aquarium de l’humain-centré sur l’humain, perdu dans l’humain.

Jetez ce faux joug ! Et prenez sur vous mon joug, c’est-à-dire, apprenez de moi qui est Dieu, réellement, comme il est bon, malgré toutes les apparences qui crient le contraire. Je vais vous ouvrir les yeux, je vais vous apprendre à voir, à LE voir avec moi, comme il est, comme moi je le vois : car je suis le seul à le connaître vraiment. Vous verrez, c’est léger car c’est joyeux ! Un enfant peut l’apprendre ! Dieu, mon Père, aime se révéler aux petits et se cacher aux soi-disant sages (verset 25).

Venez, je vous donnerai le vrai repos. Je ne suis pas venu vous annoncer un dieu tyran – mais un Dieu souverain. Pas un dieu mou mais un Dieu doux. Pas un dieu fouettard mais un Dieu ferme. Pas un dieu ‘tout le monde peut croire ce qu’il veut’ mais un Dieu absolu, qui réclame qu’on le cherche, qu’on le trouve, qu’on l’AIME ! et qu’on dise la Vérité sur lui, rien de plus et rien de moins. Bref, pas un dieu-caricature  –  mais le Dieu vrai, l’Original. Seul lui est votre repos. IL N’Y A PAS D’AUTRE REPOS! »

J’ai assez récemment découvert en quoi ce repos est si concret, pourquoi ce « joug » de la connaissance de Dieu est effectivement doux et léger. Ma méfiance personnelle m’avait caché cela, je crois. J’avais toujours cru que moi je croyais, je priais, je chantais, je louais … et que le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient quelque part en train de regarder et d’écouter ça avec plus ou moins de bienveillance. Jusqu’à ce qu’ils viennent me dire que c’est le contraire. C’est Jésus qui croit, qui prie, qui chante, qui loue… et moi, je peux faire avec lui. Je m’aligne, je me mets à ses côtés, j’adhère… et tout-à-coup, une immense joie me prend, parce que je suis enfin décentrée de moi-même, arrachée à ma propre prison, comme Nicolas de Flüe le demandait : « Enlève-moi à moi-même, et donne-moi tout à Toi ! » Invitée enfin dans la manière dont la Trinité se voit elle-même ; prise, élevée, honorée, avec ma place dans cette danse, dans cette vie, cette dynamique, cette … je ne sais pas comment l’exprimer.

Alors, ces ronces, ces fausses images… qui empêchent, ou en tout cas freinent cette communion, où sont-elles ? C’est décourageant, j’en vois partout. Dans ma vie, ma manière de penser, de sentir, de me comporter.  Mais  –  j’ai envie de les couper ! J’ai envie, comme sur le terrain à Concise, de frayer un chemin avec Jésus-le-jardinier, pour voir plus clair. Pour faire de la place pour du nouveau. Pour que ce terrain produise de la joie, pour moi et pour les autres.

J’ai envie aussi d’arracher ces mêmes ronces dans l’Eglise, toutes les églises. Elles aussi regardent avec le regard-2, elles aussi ont glissé dans le piège de fonctionner selon la dynamique de l’aquarium. Dans leurs prises de position on les entend rarement parler de Dieu. Son identité, pourtant le contenu principal de l’Evangile !, semble étrangement soumise à d’autres priorités comme le succès, la réputation, l’audimat, les structures, le fonctionnement  – et l’argent censé assurer tout cela.

Mais comment aimer Dieu  –  le premier commandement !  –   si des ronces de toutes sortes prennent sa place ? Pour ne nommer que quelques exemples…

Comment aimer Dieu s’il est pour ainsi dire interchangeable ? Si par souci d’accueil et de soi-disante tolérance envers toutes les opinions sur Dieu et leur contraire on laisse étouffer la Vérité ? Comment aimer Dieu si un « multitudinisme », devenu l’adaptation de l’Evangile à une multitude de pensées cherchant d’abord le royaume humain et ses critères, pousse et prend toute la place ? Comment aimer Dieu si une soif absolue de vivre des miracles et des émotions extraordinaires prend le dessus, quitte à exclure ceux qui refusent obstinément de guérir « par manque de foi » ? Comment aimer Dieu si l’objectif premier est de faire marcher la machine en obligeant les pièces, pardon, membres d’entrer dans le même moule ?

Ces ronces étouffent l’Eglise, la rendent fatiguée, son message fade. Alors on la quitte. C’est normal si elle ne cherche plus d’abord le Royaume, la meilleure des nouvelles de l’identité de Dieu, et de ce que lui a sur le cœur, de ce que lui a comme projet. Alors le joug devient lourd, pesant, insupportable. Pour finir, dans l’Eglise on est tout aussi seul que dans le monde.

Le monde étouffé par les mêmes ronces. Il ne sait pas qui suivre, qui croire, qui servir… alors il tourne autour de son propre nombril, chacun ne cherche que son propre « bien », mais quand on l’a trouvé, on reste étrangement sur sa faim…

La moisson pourrait être grande. Mais il manque peut-être des coupeurs de ronces ?