La vie de chenille


De la vie de chenille (Mt 25, 1-13  –  2 Cor 5, 11-21, surtout 17)

Il  y avait une fois un cocon plein de chenilles. Oui, c’est bizarre, normalement il y a une chenille par cocon, un cocon par chenille – mais celui-ci était particulier. Il était immense, et il y avait là-dedans de la place pour des centaines de chenilles. Et il y avait encore une autre particularité : toutes ces chenilles ne dormaient pas, oh non; certaines d’entre elles étaient très actives : elles parlaient d’une vie meilleure dans un cocon meilleur ; elles mettaient tout en œuvre pour que ce cocon meilleur se réalise : avec de meilleures règles qui devaient inculquer le respect, la tolérance, de meilleures relations. Elles parlaient beaucoup entre elles de ce cocon meilleur, c’était une vision partagée, et cela les remplissait d’espérance.

Il y avait aussi des chenilles encore un peu plus particulières. Celles-là n’étaient pas bien vues, ni par celles qui rêvaient d’un cocon meilleur, ni par celles qui rêvaient tout court. Elles agaçaient tout le cocon, car elles n’étaient pas réalistes : elles parlaient de quelque chose en dehors du cocon. Comme si c’était raisonnable de parler de ce qu’on ne peut pas connaître – mieux vaut se rendre compte que ça n’existe pas, comme ça on ne perd pas son temps avec des idées vaines. Or, ce qui agaçait le plus, c’est que ces chenilles-là voyaient tout à l’envers ; même en tenant un discours assez varié, même en utilisant des images différentes, même en « peignant avec des couleurs diverses », pourrait-on dire, selon leur personnalité-chenille, toutes parlaient comme si le cocon n’était pas la réalité, en tout cas pas la vraie.

Elles parlaient comme si elles étaient réalistes, et pas l’immense majorité des autres. Elles ne cessaient de parler de quelque chose de nouveau. Mais pas nouveau comme on connaissait ; pas « nouveau-chenille » ou « nouveau-cocon ». Cela ne manquait pas dans le cocon, ça grouillait de nouveau : de nouvelles idées, de nouveaux projets, de nouvelles pistes de pensée et d’actions, de nouvelles attitudes… Non, ces chenilles-là parlaient de quelque chose de tellement nouveau que c’était inimaginable. Et donc pas faisable. Et donc pas intéressant.

C’est ça qui agaçait les autres. A quoi ça sert, le nouveau, si on ne peut pas le réaliser ?    Alors ils haussaient leurs épaules-chenilles et continuaient leur travail.

Mais les chenilles-en-marge, celles qui parlaient de quelque chose en dehors du cocon, quelque chose de différemment nouveau, continuaient le travail aussi. Ce n’était pas facile, car un différemment nouveau demande un travail différent ; non pas le « faire-cocon ». Mais pas non plus l’ « être-cocon », qui était devenu un courant bien vu : toutes les chenilles s’étaient rendues compte que leurs activités leur empêchaient souvent de bien vivre leur vie de cocon, et elles s’étaient tournées vers l’être : l’épanouissement dans le cocon, le bien-être dans le cocon, et aussi l’amour fraternel entre chenilles ; des valeurs permettant une meilleure vie de cocon, être authentique dans le cocon… tout ça avait pris une grande place, et les chenilles étaient contentes, car c’était nouveau, ça, et elles avaient vu que c’était bon.

Mais le faire-cocon comme l’être-cocon, nouveau ou pas, ne suffisait pas aux chenilles-en-marge ; celles-ci se mirent ensemble pour discuter ce qui, pour elles, leur semblait essentiel : comment travailler pour être prêt pour… l’autre nouveau, cette quelque chose qui venait de dehors, mais qui les avait touchées dans le cocon. Au début ce n’était pas facile : comment se préparer pour quelque chose qu’on ne connaît pas ? Et ça n’aidait pas que les autres chenilles leur riaient au nez : « Vous n’êtes que des illuminées ! Et des flémardes en plus. Qu’est-ce que vous perdez votre temps à poursuivre quelque chose qui n’existe pas ? Et bien sûr, ça implique que nous, on fera le boulot tout seules… »

Les chenilles-en-marge ne voulaient pas être des flémardes, elles trouvaient cette reproche un peu légitime, alors elles faisaient aussi le boulot-cocon; elles s’investissaient pour un cocon meilleur, elles prônaient l’amour entre chenilles… mais leur cœur n’y était pas. C’est comme si le temps et le travail investis dans le cocon remplaçait quelque chose de plus important et prenait le temps et l’énergie qu’elles sentaient devoir investir ailleurs. C’est comme si c’est difficile de vivre une vraie vie de cocon si on est… fait pour autre chose.

Alors, elles décidaient de ne plus renier leur faim et leur soif de cet autre nouveau, qu’elles sentaient tout au fond de leur cœur de chenille. Et après avoir partagé cette soif, elles en arrivaient à la conclusion qu’il fallait lui donner un nom, car ça aide souvent, de donner un nom à quelque chose de réel mais qui n’a pas encore été défini par manque de moyens.

Elles lui donnèrent le nom « Appel ».

Elles commençaient à vouloir entendre cet appel, à se tendre vers cet appel, à se lever vers cet appel. Leur vie de chenille en avait perdu le confort et la paix du cocon, c’était un prix dur à payer. Mais ça valait le coup, car, en s’élevant contre les limites du cocon, toutes les limites de tous les côtés, elles avaient le sentiment que c’était juste. Le cocon restait imperméable, hermétiquement fermé, oui  –  mais elles sentaient qu’elles se préparaient ainsi, elles sentaient que quelque chose changeait en elles ; quoi, elles n’en étaient pas sûres, mais quelque chose devenait plus fort.

Les autres riaient avec encore plus de dédain : « Vous trouvez que ça sert à quelque chose, vos efforts ? Vous êtes ridicules ! Regardez-nous : on travaille, on organise, on avance, on réalise – on voit les résultats, le succès, le rendement. Chez vous, on ne voit rien. Strictement rien ! »

Mais les chenilles-en-marge ne se laissaient plus décourager, car en prenant l’appel au sérieux, en se préparant pour cet appel, en  entraînant leurs muscles-de-chenille pour cet appel, quelque chose d’étonnant arriva : l’appel devint plus fort. Et plus fort. Et toujours plus fort, et plus fort encore. Ces chenilles n’en pouvaient plus, tout leur cœur et tout leur corps étaient tellement tendus vers cet appel qu’elles en étaient presque déchirées.

Puis, un jour, l’appel perça les parois du cocon et arriva jusqu’aux chenilles. Celles qui s’y étaient préparées étendirent leurs muscles entraînés et s’envolèrent vers la liberté.