Cabane du Flon hivers 2011-2013


  

 

Quel privilège d’être au Flon…

 

Je pense à Tipp-Ex qui vient faire connaissance… Je pense à la fondue avec Merguez, Cramé et Cie, qui jusque maintenant n’étaient pas encore entrés dans la cabane mais avec qui on avait discuté dehors ; quand je leur demande comment ils veulent qu’on les appelle, ils disent : « Ben, comme ça, c’est devenu nos noms ». Je vois le groupe des « Arabes », comme ils s’appellent, nouveaux autour de la cabane ; ils font beaucoup de bruit mais sont très gentils avec nous (« nous » étant le groupe de soutien, surtout Christian, et moi). Je vois Walid et ses copains à qui je dis : « Vous avez envie de venir manger la soupe ? » Les copains refusent déjà poliment mais Walid dit tout à coup. « Ben moi, j’y vais. Allez, les autres, suivez-moi ! » Les copains, perplexes, suivent. Depuis, Walid m’appelle « maman », et Christian est devenu papi ou papa.

 

Il y a ceux qui reviennent : Popeye, après une longue absence. Totalement bourré, il avait participé à une rencontre de chants et de prière, un peu bruyamment, c’est vrai, mais il avait sa place. Ce dimanche soir-là, il y avait eu comme toujours la bénédiction personnelle et Popeye, en ayant vu comment ça se passait, l’avait voulue aussi pour lui, l’avait reçue.

 

Maintenant il est de nouveau là, avec sa trottinette. « Je vais pas rester pour le culte », annonce-t-il. « OK. » Mais il revient plus tard avec un copain, et les deux s’asseyent sur un banc et participent à la discussion sur la question de Christian, si on a déjà été une fois déçu par Dieu. Certains non, d’autres apparemment très souvent. La discussion, c’est un peu comme un feu qui prend : chacun apporte sa bûche. La porte s’ouvre, un homme entre. « Voulez-vous rester un moment ? » Oui, il veut. Il ne dit rien mais écoute. Il reste pour le chant et part avant la Sainte Cène.

 

Cette question de Christian vient suite au partage avec deux jeunes filles qui sont venues à midi. On a abordé cette question difficile, pourquoi si souvent on peut avoir l’impression que Dieu ne nous voit pas, ne s’intéresse pas à nous. Quand il n’y a rien qui va, quand un ami meurt, quand on demande ardemment quelque chose et que c’est le contraire qui arrive… Et tout à coup, au milieu du désespoir, voilà qu’on peut être bouleversé par un Dieu vivant, qui se fait connaître … lors d’un service funèbre.

 

Il y a deux groupes de catéchumènes avec leurs pasteurs – chouette ! Il y a Mercedes qui va tellement mieux. Elle a pris un copain avec elle pour la rencontre de 17 h. Il y a Anne-Lise, qui vient souvent passer un moment à la cabane pour être un peu moins seule. Une dame qui vient dire bonjour. Sheila qui vient manger un sandwich. Ah oui, et bien sûr il y a Amadou. Qu’est-ce qu’on ferait sans Amadou ? Responsable des nettoyages au quai du LEB, il nettoie le chaos autour de la cabane, il vient boire ses nombreux cafés en discutant, il m’explique l’islam depuis l’intérieur, il me fait comprendre mille choses sur la « culture » de la rue, lui, ancien habitant de la banlieue parisienne. Il reste pour le début de la prière orthodoxe copte, pour le chant du tipi, puis il repart.

 

Tiens, ça fait longtemps qu’on n’a pas vu David. Il a trouvé un logement, enfin il n’a plus besoin de dormir sur ses cartons. J’ai un coup de fil de Shaami ; lui aussi a trouvé un appart. Voilà Hervé qu’on n’a pas vu depuis des siècles, plus précisément 6 mois, selon son calcul. Encore quelqu’un qui a trouvé un appart, ça doit être dans l’air.

 

La porte s’ouvre, il y a Brandon et Joos qui restent pour un chocolat chaud. On discute l’idée de partir éventuellement un week-end à la montagne. Joos nous a fait le premier tag sur la cabane, assez méchant, mais depuis il nous a « apprivoisés » et vient volontiers boire un café ou dire bonjour.

 

Dire bonjour, ça se passe souvent. Quoi qu’on fasse – qu’on discute, qu’on chante, qu’on prie – tout à coup la porte peut s’ouvrir. « Avez-vous des gobelets ? » – « Est-ce que c’est gratuit ?! » – Pouvez-vous changer la monnaie ? » – « C’est où le Leb ? » – « Euh, ça fonctionne comment cette machine ? » « On voulait juste dire merci pour le thé, c’est super sympa ça ! » – « Madaaame ! Y a plus de sucre ! » ( le cri le plus fréquent, je dirais) – « Salut maman, ça va ?! » – « Do you speak English ? I lost my computer… » – « Vous pouvez me faire un pansement, j’ai coupé mon doigt quand j’ai cassé ma bouteille… »

 

Il y a des moments pas faciles. Comme quand je veux entrer dans la cuisine du LEB, je tombe sur un touriste en train d’uriner contre la porte. « Non MAIS ! »… Car ça veut dire, si on ne veut pas entraîner la saleté dans la cabane : constamment sauter entre les flaques, slalomer d’un endroit sec à l’autre ; ou, ce que je préfère, chercher un sceau et du savon, nettoyer. Je fais ce qu’il faut, après deux sceaux ça a l’air d’aller, je sors de la cuisine avec le troisième sceau, je tombe sur un de nos fidèles buveurs de thé/café/sirop en train d’uriner contre la cabane, directement sous mon panneau qui prie les gens d’aller aux toilettes en haut des escaliers, à la place de l’Europe… Panneau en français et même en arabe, comme ça personne ne peut avoir de mauvaises excuses… Je pique une de mes colères un peu volcaniques, prends mon sceau et le vide sur l’homme interrompu brusquement dans son soulagement. Il m’en veut beaucoup… mais grâce à un habitué arabe de la cabane venant à mon secours il ne va pas plus loin, sur le moment. Et plus tard on fait la paix…

 

Il y a des moments extraordinaires. Quand on vit ces moments de partage si privilégiés, dans la sincérité, dans le mélange de tous ces arrière-plans de toutes ces personnes si totalement différentes, mais qui tout à coup se trouvent, se parlent, s’ouvrent, se donnent un peu… Ce mélange entre gens de la rue, gens « normaux », gens habitués de l’église, gens n’ayant jamais mis le pied dans une église… Tunisiens, Suisses, Algériens, Kurdes, Kosovars, Allemands, Anglais, Français, Sénégalais, Roumains… une fois pour la soupe à midi il y avait dans la cabane un Roumain qui ne parlait que l’espagnol, son neveu qui ne parlait que le roumain, deux Russes dont un parlait l’anglais, l’autre l’allemand… et quelques Suisses. Heureusement qu’il y avait Philippe Cuendet, qui passe régulièrement dire bonjour, pour m’aider à voir clair là-dedans.

 

Il y a des moments extraordinaires encore dans un sens plus profond… Quand, parfois, je doute si je suis à la hauteur de tout ça, à la hauteur de l’Evangile, à la hauteur des gens, à la hauteur de cette vocation fantastique d’être – avec d’autres comme Christian, Roland, Ludo, Aude, Jean-Claude – au Flon, à la hauteur de cette exigence folle d’être au nom du Christ à ce croisement de routes et de destins – ça fait du bien d’entendre parfois une parole qui console :

 

Un matin, j’arrive exactement dans cet état-là : pleine de doutes, de questions, vide de réponses. Fatiguée, et le week-end doit encore commencer… Laurent débarque, il a fait la nuit blanche, on babille un peu. Il me dit : « Tu sais, elle a changé des choses ici, la cabane. » Je le regarde, surprise. « Elle a changé quoi ? » Il hausse les épaules. « Je peux pas dire. Mais avant elle n’était pas là, maintenant elle est là, ça a tout changé. »

 

Une demi-heure plus tard un autre nuit-blanchard arrive, boit le fameux sirop exotique que les jeunes du Flon adorent tant. On babille. Il me dit : « Vous savez, ça a changé ici depuis votre cabane. » Puis boit son sirop. J’ai la gorge serrée. « Pourquoi tu dis ça ? En quoi ça a changé ? » Comme l’autre, il hausse les épaules. « Peux pas expliquer, c’est comme ça. » Puis, deux sirops plus tard : « Vous savez, on vous aime bien ici. On n’ose pas le dire, mais maintenant j’suis bourré, alors j’ose. »

 

Qu’est-ce que je disais au début ? Quel privilège d’être au Flon ? C’est tout à fait ça !

 

Hetty Overeem, pasteure Evangile-en-chemin

  

 

Fin d’année 2012 à la cabane du Flon

Par Christian Ringgenberg, membre du groupe de soutien

Grande décision et grand défi, passer 2 fois 3 jours à la cabane, à savoir, Noël les 22, 23, 24, Nouvel-An 29, 30, 31 décembre.

Ces jours nous semblaient trop importants pour fermer et prendre des vacances. Nos habitués auraient étés déçus de nous, nous ne pouvions pas leurs faire ça, et puis sincèrement, ils nous auraient aussi manqué !

Pour Hetty, cela représentais 2 fois 3 jours à raison de 15 heures par jour ; c’est pas une cadence touristique ! Mais quand on aime on ne compte pas, on donne et on voit avec joie que la solidarité est bien vivante à la cabane. Cette cabane si imprégnée de Sa présence, de la foi exprimée dans la joie, par nos visiteurs de tous horizons, les connus, les nouveaux, tous réunis dans le même élan de l’amour de Dieu.

Les visites nombreuses et chaleureuses, le soutien, la présence, les mots gentils. Merci la famille Hunziker au complet qui vient nous faire des crêpes, dessert apprécié après les nombreuses raclettes concoctées par Sœur Christiane et Jean-Claude.

Des Tunisiens qui découvrent la raclette : «C’est quoi ? » avec l’accent de là-bas. Heureusement, certains sont en Suisse depuis plusieurs années, servent d’interprètes non seulement pour la langue mais aussi pour expliquer nos us et coutumes et, même si certains sont un peu alcoolisés, le courant passe assez bien pour faire comme les copains qui nous parlent, ou simplement pour se détendre, pour vaincre une certaine timidité.

Faire le premier pas, ne pas se montrer supérieur ni inférieur. Traiter l’étranger selon la Bible. C’est certes louable, mais celui qui est en face ne connaît pas la Bible, juste un peu le Coran, et encore… Alors la communication doit passer autrement, par les petites choses du quotidien, le travail rêvé, les loisirs rêvés, la famille quittée. Tous vivent de désirs et de phantasmes. Ici, il n’y a rien pour eux, chez eux, il n’y a plus rien pour eux. Exil ou chômage, rien ou rien ?

Leur donner le courage d’espérer, un peu de chaleur humaine, de compréhension, d’écoute. Comment peuvent-ils briser le cercle infernal dans lequel ils sont ? C’est dur de penser que c’est leur problème et que l’on ne peut pas grand-chose de concret pour leur sort.

Nouvel-An, c’est simplement la présence. Pas de grands préparatifs, juste plein de bonnes choses (saumon…) offertes par Hetty. Nos Tunisiens et autres visiteurs entrent et sortent au gré de leur fantaisie et à minuit, pendant un moment, nous ne sommes que deux. Bises, souhaits, champagne Migros pour respecter la règle du « pas d’alcool à la cabane ». Pour moi, c’est la première fois depuis 25 ou 30 ans que je passe minuit à Nouvel-An !