« J’AI PERDU L’ORIGINAL,
MAIS JE PEUX LE RETROUVER ! »
Les abus, leurs séquelles –
et quelques chemins de guérison
Hetty Overeem
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INTRODUCTION
Le texte suivant est un reflet de plusieurs années d’expérience et de formations dans l’accompagnement de personnes sexuellement ou autrement abusées. Il reprend en plus des éléments d’un séminaire que Viviane Maeder et moi-même avons donné à Crêt-Bérard.
C’est un sujet douloureux, mais il est important que ceux qui accompagnent des personnes abusées comprennent les schémas, les réactions de défense qui peuvent se mettre en route lors d’un abus.
Je m’adresse autant aux personnes abusées elles-mêmes qu’à ceux qui les accompagnent. Je souhaite que ce petit livre puisse aider à mettre des mots sur un vécu qui reste trop souvent enfermé dans le silence…
J’aimerais particulièrement remercier quatre personnes :
D’abord Teo van der Weele et Maaike Schalk, respectivement pasteur et accompagnante hollandais, dont les compétences et connaissances concernant l’accompagnement de personnes sexuellement abusées, mais surtout l’approche pastorale si infiniment respectueuse et en même temps inventive, m’ont marquée pour toujours.
Ensuite Viviane, pour notre collaboration ! Les moments de discussion – qu’ils soient glanés entre deux cours au Danemark (*1) ou étirés sur de longues soirées à Crêt-Bérard ou à Vers-l’Eglise! – m’ont aidé à faire ce travail.
A Pierre Marguerat aussi, pour un gros travail de relecture et de correction, qui était d’autant plus important que je suis et je reste Hollandaise, aussi dans mon écriture !
Et enfin à Lytta Basset, pour son grand encouragement, ses corrections et ses suggestions.
Merci encore à Eva Jaques, pour son soutien important, et à Jacques Besson, pour sa relecture rapide avec les yeux du psychiatre.
Je rappelle qu’il s’agit ici d’un résumé. J’ai dû faire un tri important et beaucoup de facettes sont donc restées en rade. Pour une lecture plus approfondie je renvoie à l’excellente bibliographie éditée par « Faire le Pas », à commander auprès de son siège à Lausanne, au no de téléphone 021 – 3291919 (voir aussi la bibliographie).
Ce texte part d’une description de la « chosification », met en lumière le message reçu par les différentes parties du corps, essaye d’établir une sorte de carte géographique qui permet de trouver ses repères dans le paysage si confus de l’abus et ses séquelles, pour aboutir à trois chemins de guérison. Quelques pièges et chances de l’accompagnement sont encore mentionnés, pour aboutir à une variante du psaume 23. L’annexe présente des textes et témoignages divers, écrits surtout pas des personnes abusées elles-mêmes.
Pour les trois chemins de guérison, comme pour tout ce qui précède, je prends clairement le pari suivant : que ce même Dieu qui n’est pas resté indifférent à la souffrance humaine mais qui en Jésus-Christ s’y est immergé lui-même, saura et voudra aussi venir en aide, concrètement et avec beaucoup de respect, aux personnes dont le cœur et le corps ont été meurtris, parfois sauvagement, par un abus.
Ainsi, au centre même de la détresse, il nous rencontre, il nous prend par la main et nous ouvre les yeux à qui nous sommes vraiment : au centre de ma vie je ne suis pas seul, au centre de ma vie il y a la lumière, au centre de ma vie je suis et je reste faite à l’image de Dieu. J’ai peut-être perdu de vue cette image, cet « Original » en moi, mais elle ne s’est pas perdue ; au contraire, chacun est appelé à le retrouver, et à en vivre.
Que ce texte puisse y être un peu utile !
Vers-l’Eglise, le 12. 12. 2006, Hetty Overeem
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LA « CHOSIFICATION »
Abus … mauvais usage…
Qui dit mauvais usage montre en même temps qu’il y a aussi un bon usage ! Et c’est bien le défi de ces quelques pages: dire l’abus sexuel, cette caricature d’une vraie relation, décrire le climat dans lequel il naît et « fleurit », les séquelles qu’il provoque. Et alors, essayer de retrouver, à partir de cette caricature même, « l’Original » : une relation vraie avec Dieu, avec soi-même et avec les autres.
Pourquoi les abus sexuels provoquent-ils ces terribles séquelles que l’on connaît aujourd’hui? Pourquoi peuvent-ils provoquer un tel désespoir, une telle haine de soi-même, et handicaper si gravement la capacité d’entrer en relation?
Lorsqu’il y a abus sexuel, il y a toujours une dimension de plus, par rapport à d’autres « mauvais usages ». Chaque abus sexuel comprend aussi un abus émotionnel, physique, et souvent spirituel. Il s’agit d’une accumulation, d’un condensé de messages abusifs, de prises de pouvoir et de séquelles, qui se confirment et se renforcent mutuellement, et qui arrivent à atteindre la personne dans la totalité de son être.
Il y a plusieurs portes d’entrée pour aborder ce thème. J’en ai choisi une qui m’apparaît importante.
Une des pires séquelles de tous les abus, mais spécialement de l’abus sexuel, est ce que j’appelle la « chosification », la fixation sur les « choses ». J’utilise ce mot en opposition à « relation ». La chosification est le dérapage vers la caricature de cette invention si belle de Dieu, qui s’appelle la relation ou, mieux encore, la communion.
Je m’explique: lors d’un abus, la personne, enfant ou adulte, est violemment sortie de son cadre, de sa personnalité, de son unicité, arrachée à son identité. L’abuseur prend une partie de la personne, la partie qui lui convient. Cette partie devient alors autonome, elle devient un objet, une chose que l’abuseur utilise pour sa satisfaction.
( L’abuseur a très souvent vécu cela lui-même. Je le mentionne ici, non pas pour excuser ou relativiser son acte, mais pour en montrer le contexte, et rendre attentif au risque de reproduction. Si l’abusé ne reconnaît pas sa propre souffrance et ne trouve pas la manière de l’exprimer, de la faire reconnaître et de la travailler, il risque fort de reproduire le mal subi, et de devenir abuseur à son tour.)
La victime n’est donc plus considérée comme quelqu’un avec une valeur et une identité propres ; pour l’abuseur elle n’est plus quelqu’un d’autre.
Selon l’anthropologie chrétienne, l’autre est sacré, dans le sens qu’il est quelqu’un mis à part par Dieu lui-même, un vis-à-vis, autre que moi, existant en dehors de moi, avec ses droits propres.
Lors d’un abus sexuel, cet autre est réduit à devenir un objet, l’objet du désir de son agresseur, de sa volonté, de sa pensée, de son être, de son corps et de ses pulsions, au point d’en devenir le prolongement, dans une sorte de fusion imposée et malsaine. L’autre est avalé, arraché à son monde à lui, pour être intégré de force dans celui de l’abuseur.
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En effet, celui-ci ne se contente souvent pas de ce que la victime cède à son désir ; il attend carrément qu’elle l’adopte.
La victime n’a de la valeur aux yeux de l’abuseur que dans la mesure où elle correspond à son désir, à ses attentes ; elle n’est importante que par ce qu’elle peut lui apporter; elle est acceptée si elle arrive à le satisfaire, à le « remplir ». L’unique raison d’être de la victime pour l’abuseur, est d’être devenue une chose pour remplir les vides de sa propre personnalité.
Voilà la définition de la « chose »: c’est ce que le moi blessé cherche pour remplir les trous en lui, ses manques. Ces trous sont par définition sans fond. Ils représentent ce que la personne n’a pas eu, connu, quand elle en avait besoin – et ce qu’elle n’aura donc jamais. Car elle ne peut pas revenir en arrière et refaire sa vie, c’est trop tard. C’est irrattrapable et c’est terrible. (Ce n’est pas pour rien que la réincarnation redevient si populaire…)
Alors le moi blessé, l’abuseur, ( je répète qu’il ne s’agit nullement de justifier quoi que ce soit, mais d’aider à comprendre, à mettre le tout dans un contexte et une histoire plus larges ) va chercher à remplir ces trous sans fond ; d’où la soif, la persistance, la ruse, les répétitions, la compulsion. Il va chercher à se remplir d’attention, de regards, de gentillesse, de valorisation, de l’intensité d’un vécu corporel. Il s’agit bien d’une sorte de vengeance, sous-jacente à chaque forme de victimisme : on me doit bien ça ! « On » étant l’autre, les autres tout court, qui n’ont comme utilité que de payer la dette, de réparer les dégâts.
Le drame, c’est que l’abuseur va chercher ce qui lui a manqué sous une forme autonome (chosification ) , coupée de son contexte, arrachée au cadre qu’est la vraie relation. Prenons comme exemple l’attention, qui, à ce moment-là, ne se produit plus naturellement dans un vrai dialogue, où l’on donne et reçoit, où l’on apprend et s’enrichit mutuellement, dans le respect de l’altérité, de l’unicité de l’autre. Au lieu d’être le fruit d’une relation, l’attention devient une chose en elle-même. Et donc une caricature.
Il est important de voir à quel point, dans ce schéma, la quantité va de plus en plus l’emporter sur la qualité. La chosification mène à la comparaison, à une lutte constante pour avoir davantage que quelqu’un d’autre. La « chose », et la personne devenue chose aussi, perd de sa valeur aux yeux de l’abuseur au fur et à mesure qu’il compare toujours ce qu’il a avec d’autres qui ont davantage. La valeur se quantifie, se compare, se calcule. Ce qui compte, c’est d’avoir plus que quelqu’un d’autre.
La notion de « davantage » est ici aussi subjective que celle de « quelqu’un d’autre ». Cet autre peut être une personne précise, mais il s’agit plus souvent d’une ou plusieurs personnes de référence, interchangeables, qui ne font que représenter tous ces autres à qui l’abuseur en veut : les parents qui n’ont pas su donner l’amour qu’il aurait voulu, les frères et sœurs qui ont détourné cet amour de lui. Quoi qu’il en soit, dans cette perspective-là, l’autre est, et restera toujours, menaçant.
Ce qui explique pourquoi, pour une personne en quête de choses, ces choses ne donneront pas satisfaction à la longue. Qu’il s’agisse de la richesse, de la belle épouse, de la bonne réputation, du succès, de l’estime des autres ou de ce que l’on prend pour l’amour. Il faut que la chose soit plus grande, plus belle, plus visible, plus intense que ce que possèdent les personnes de référence. Mais puisque le trou que l’on cherche à remplir est sans fond, il n’y a pas d’issue sur ce chemin-là.
On peut se demander pourquoi l’être humain tombe si souvent dans ce piège-là. Il y a sûrement beaucoup de réponses, mais en Jean 8, 34 Jésus en parle comme d’une loi de l’humanité : celui qui commet le péché est esclave du péché. Celui qui ne voit plus l’autre
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dans sa vraie identité de créature de Dieu, celui qui tire l’autre de son cadre relationnel et le réduit à l’état d’objet, celui-ci perd sa souveraineté de maître de la création, et devient de plus en plus esclave de ce qu’il essaye de posséder ou esclave du comportement qui vise cette possession. Et pour ne pas perdre pied totalement, il veut et doit tout contrôler, et toujours davantage.
Si j’ai pris un peu de temps pour décrire le monde de la « chosification », c’est pour mieux comprendre pourquoi et comment les abus se poursuivent et se ressemblent.
Revenons à la personne abusée. Elle est donc regardée et traitée comme un objet, on lui vole son identité vraie. Les conséquences sont très nombreuses, surtout si la victime est un enfant ( pour plus de détails, voir la « carte géographique » ci-dessous ).
La personne ne sait peut-être plus qui elle est. Elle ne sait plus mettre des limites, puisqu’elle a été utilisée comme prolongement de l’abuseur. Elle a appris à correspondre, à s’adapter, à céder à la volonté et au désir de l’abuseur. Lors d’un abus sexuel, son corps a été uni (caricature!), assimilé contre son gré à celui de l’abuseur, et, s’il s’agit d’un enfant, à un moment où ce corps n’était absolument pas prêt pour ce genre d’expérience.
Car l’acte sexuel a cette capacité magnifique ou désastreuse, suivant le contexte, d’unir deux personnes dans toutes les dimensions de leur être. Lors d’un abus, qu’il s’agisse d’une pénétration ou seulement (!) d’un attouchement ou d’une exposition du corps, la personne de la victime est collée de force à celle de son abuseur. Cette transgression et cette abolition de toutes les limites peuvent avoir comme suite une sorte de parasitage de la victime par son abuseur : elle risque d’intégrer le regard de celui-ci, sa pensée, mais peut-être aussi, et c’est dramatique, son comportement. Elle va se regarder elle-même comme une chose, remplaçable, utilisable comme bon il semble à l’abuseur. Pire encore, dans la confusion que cela provoque chez la victime elle risque de projeter l’image de l’abuseur sur toute autre personne, et même sur Dieu…
J’ai dit: utilisable. De là à jetable, il n’y a qu’un pas. « Bonne pour la poubelle », comme j’entends parfois une victime le dire d’elle-même. Regardez le nombre de personnes abusées, femmes et hommes, qui méprisent leur corps, le haïssent. Car en plus, ce corps les a trahis. N’y a-t-il pas eu des sensations de plaisir lors de l’abus? Donc, pensent-ils, c’était de leur faute, au bout du compte. Qui sait, ils l’ont peut-être même voulu… ?
Un raisonnement que les abuseurs s’empressent de renforcer : « Tu es si mignonne, c’est toi qui me fais ça, je ne peux pas m’empêcher de te caresser ; tu vois, tu as aussi du plaisir, tu veux ça autant que moi. »
Un cercle vicieux s’installe alors dans la pensée de la victime: le résultat, la séquelle, devient la cause. Le plaisir qui est peut-être ressenti comme une réaction corporelle normale à des stimulations sexuelles, devient par un virage tordu la cause : « Je l’ai fait parce qu’au fond de moi-même, je le voulais.»
Le sentiment de non-valeur, séquelle si fréquente d’un abus, peut prendre le même virage tordu : « C’est parce que je suis nulle, sans importance, bête, qu’il m’a fait ça.» Une fois de plus la séquelle devient la cause. Pour finir, la victime peut en arriver à la conclusion que l’abuseur avait raison.
Ajoutez à cela des loyautés par rapport à l’abuseur. Il s’agit peut-être du père ou de la mère, d’un oncle préféré, d’une personne d’autorité, d’un prêtre ou d’un pasteur.
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Ajoutez à cela le fait que l’abuseur est peut-être en même temps la seule personne qui ait manifesté un peu d’intérêt et de gentillesse envers l’enfant qu’il abuse.
Ajoutez à cela la perversité de beaucoup de relations abusives ; je te séduis, puis je te rejette.
Ajoutez à cela la possibilité que l’abuseur lui-même soit terriblement ambigu et qu’il oscille constamment entre le désir d’une vraie relation et le besoin de prendre le pouvoir.
Et j’en passe …
Alors vous pouvez vous imaginer l’immense confusion qui en résulte.
Ceci explique aussi les terribles sentiments de honte ( je suis moins que rien ) et de culpabilisation ( c’est de ma propre faute ), qui sont toujours présents chez la victime.
Cela se répercute sur toutes les dimensions de son être, son caractère, sa volonté, son intelligence, ses émotions, sa spiritualité et son corps. Les réactions se confortent mutuellement.
Le corps dit : « Je suis sale ».
Les émotions surenchérissent : « Oui, c’est vrai, je sens que je ne mérite pas d’exister ».
Et la spiritualité encaisse le coup: « Puisque je sens que je ne mérite pas d’exister, Dieu doit être indifférent à mon égard. De toute façon il n’est pas intervenu pour me sauver, donc lui aussi m’a abandonné. C’est sûrement une punition. »
Le corps est le lieu où nous sommes le plus directement touchés, il nous semble le thermomètre d’authenticité par excellence, ses messages nous servent de critère de vérité ( le corps ne peut pas mentir ). Or, si le corps, qui a son propre vécu, sa propre mémoire, nous dit qu’il n’est qu’une chose, et une chose sale, parce qu’il a été traité ainsi et qu’il a enregistré ce message-là, la personne risque bien de le croire. C’est pour cela qu’elle élargit facilement ce message à tout son être: je suis sale, méchante, bête, je ne vaux rien.
L’abus sexuel a donc ceci de sordide qu’il tord, plus complètement et profondément encore que d’autres abus, toute notion de proximité, de confiance, d’intimité, de don de soi et de réception de l’autre; tous ces éléments caractéristiques d’une relation vraie (sexuelle ou autre). Il les tord et les rend désormais totalement ambigus.
Pas étonnant que la capacité de relation avec soi-même, avec les autres et avec Dieu en prennent un sacré coup et que le chemin de guérison puisse être si long.
Mais le courage et la persévérance des personnes abusées que je connais me surprennent chaque fois à nouveau, comme d’ailleurs l’inventivité et l’immense respect de la part de Dieu qui les accompagne.
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LES MESSAGES ENREGISTRES PAR LE CORPS
Quelques exemples plus concrets, concernant surtout les abus d’enfants.
Lors d’un abus sexuel, quantité de messages passent d’un corps à l’autre :
Les yeux, ceux de l’abuseur, disent : tu es à moi, tu es là pour moi, tu es là pour être possédé, tu n’es là que pour moi et mon plaisir. Message reçu cinq sur cinq. Une enfant me disait qu’elle ne pouvait pas se débarrasser des yeux de l’abuseur. « Sa manière de me regarder, ses yeux restent là, en moi » . Une autre personne me racontait : « C’est un peu comme si mes yeux avaient été contaminés, programmés pour voir d’autres choses sales. Je ne peux pas arrêter mes fantasmes. »
Oui, le regard peut se troubler ; celui du corps ( de réels problèmes avec les yeux ) comme celui du cœur.
Les mains de l’abuseur disent le même message en se baladant sur le corps, en allant partout, en faisant mal, en explorant sans aucun respect, en transgressant sans cesse les limites du corps de la victime, de son être tout entier. Des mains qui forcent l’accès à la « propriété privée » puisque, justement, la propriété privée n’existe pas pour l’abuseur.
Puis les mains de la victime sont prises, forcées, arrachées à leur propriétaire, qui n’a plus rien à dire ( ce qui provoque aussi un immense sentiment d’impuissance ); elles sont prises dans les mains de quelqu’un d’autre ( caricature du geste en soi si beau, de guider un enfant, de le consoler, de lui apprendre la vie ), elles deviennent des esclaves du corps de l’agresseur, pour l’exciter, pour franchir à leur tour un interdit, en se rendant elles-mêmes « coupables ».
Quelle confusion! Les mains deviennent comme un corps étranger: nous sommes là pour qui? La victime peut commencer à les détester sans bien savoir pourquoi. Pas étonnant que ces mains, plus tard, aient la vie dure, des problèmes de peau, des eczémas, des articulations douloureuses. Souvent la victime se sent mal à l’aise avec le toucher ; elle fuit le contact, aussi avec son partenaire. Celui-ci se sent à son tour rejeté, découragé et perplexe, car rien de ce qu’il essaye de faire n’arrive à détendre l’autre.
La bouche de l’abuseur profère des mensonges et des menaces; elle scelle, ferme celle de la victime : « Si tu parles, je vais te tuer, ça va tuer ta maman, elle deviendra malade et ne pourra pas rester à la maison. »
La bouche de l’abuseur veut « manger » la victime, faire entrer son corps dans le sien. Et la bouche de celle-ci est forcée à « manger » l’autre à son tour, à avaler, à goûter à ce qu’elle n’a jamais choisi, et ainsi elle mange, elle intègre en même temps ce message : tu n’as rien à dire, rien à choisir ; je te coupe la parole, tu n’es qu’un orifice pour m’exciter, un produit pour me servir.
Les pieds ont dû mener la personne là où elle ne voulait pas. Elle peut les considérer comme traîtres, « ils ont pris une mauvaise direction. »
Les parties intimes ont enregistré que ce qui se passe est moche, sale et très douloureux. Lorsque la victime est un enfant, elle risque plus tard d’avoir honte de sa sexualité qui reste vaguement quelque chose de louche, surtout si l’enfant a « dissocié », coupé le contact avec la réalité qui devient insupportable ( voir ci-dessous, la « carte géographique » ). La vie sexuelle peut devenir une vraie course d’obstacles : un dégoût soudain du partenaire, une panique inexplicable, un autre visage qui se projette sur celui du mari ou de l’épouse.
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Car la mémoire du corps, très fidèle et très intense, garde le souvenir du goût, de l’odorat, des dents de l’autre. Même si cette mémoire ne permet pas encore de reconstituer l’événement du passé.
La personne a peut-être juste des flashs, des bribes de souvenir, quelque chose d’indéfini qui lui fait très peur.
Elle s’étonne de ses réactions disproportionnées par rapport à une remarque ou un geste anodins, car elle ne sait pas qu’ils déclenchent dans sa mémoire une chaîne d’événements oubliés mais dont la douleur reste enregistrée.
Elle a juste peut-être le souvenir de la honte et de la culpabilisation, souvenir si intense mais menant une vie autonome, apparemment sans lien, sans cause.
Elle peut avoir des douleurs mystérieuses, dans le ventre.
Elle a peut-être des crampes d’estomac, ou carrément la matrice putréfiée. Bref, le corps, lui, se souvient. Et si la personne ne retrouve pas les causes, ne trouve pas les mots, elle va en plus se sentir coupable d’être en si mauvais état, surtout si le médecin consulté ne peut constater aucune cause précise.
Ainsi un abus non reconnu, non travaillé, non intégré dans l’histoire de la personne lui empoisonnera la vie. Elle va percevoir la réalité comme invivable, insupportable telle qu’elle est, et elle va se débrouiller toute sa vie, si elle ne comprend pas les causes de la situation, pour changer cette réalité.
– Par la manipulation (toute victime connaît ce piège-là), par la passivité ou une activité frénétique, par une fuite dans le rêve.
– Par une fuite dans la spiritualité parfois, où Dieu doit s’arranger pour remplir à son tour tous les trous, tous les manques, en donnant tout ce dont la personne croit avoir besoin.
– Par la violence, qui est d’autant plus douloureuse pour une personne chrétienne qu’elle a l’impression de pécher par la colère, la révolte, la non-soumission, le refus. Donc une raison de plus de se détester, ou au moins de se trouver méchante.
– Par la tyrannie de l’enfant caché en chaque être humain, un enfant qui réclame et veut réparation ; tout et tout de suite, de cette façon et pas autrement. Ce qui provoque le rejet et la colère des autres, ce qui renforce la peur et la colère de la victime. Cercle vicieux…
Cercle vicieux? Heureusement, non!
Il y a des chemins de guérison. Pas le chemin, mais des chemins.
Il faut du temps, du courage, quelqu’un pour écouter et comprendre.
Et la Bonne Nouvelle nous assure que nous avons aussi un Dieu pour nous aider. Un vrai. Qui comprend, qui peut vraiment aider, soutenir, remettre debout. Qui respecte la personne et son histoire, ce qu’elle est devenue, et ce qu’elle peut devenir!
Un Dieu avec un autre message pour le cœur et le corps abîmés, que celui reçu et enregistré lors de l’abus. Avec un message aussi pour les parties du corps particulièrement blessées.
Des chemins de guérison, mais avant de les explorer, encore un mot sur les conséquences de l’abus sexuel des enfants.
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UNE « CARTE GEOGRAPHIQUE » DU PAYS DE L’ABUS ET DE SES CONSEQUENCES
La réalité de chaque personne est unique. Mais il y a toujours des points communs, des réalités partagées par des personnes venant d’un même pays, ayant connu les mêmes traditions et ayant parlé la même langue. Certains de ces points permettent de situer la personne et son arrière-plan, son accent, sa mentalité, ses habitudes.
Les personnes ayant vécu un abus sexuel lors de leur enfance ont eux aussi des points communs, des « paysages » qu’elles ont traversés et qui ont laissé leurs marques : certaines manières de penser, de faire, de comprendre, de réagir, qui sont des réactions à l’événement du passé.
La suite ne veut en aucun cas étiqueter les personnes abusées, les couler dans un moule ou, pire encore, banaliser le caractère unique de leur expérience. Elle veut aider à repérer des symptômes, à comprendre qu’ils ne tombent pas du ciel. Elle veut rassurer la personne abusée : non, ce n’est pas elle qui est folle ! Au contraire, elle a eu des réactions saines par rapport à un événement qui, lui, était fou.
En plus, j’ai souvent remarqué que cela peut vraiment soulager de découvrir que l’on n’est pas seul : « Je pensais que personne ne me comprendrait, et je me sentais tellement différente et tellement exclue. Maintenant je sais mieux pourquoi je suis comme je suis, et je ne me culpabilise plus comme avant. »
C’est dans ce souci-là que j’ai mentionné individuellement des symptômes que j’aurais pu résumer sous un grand chapeau. Cela donne parfois l’impression de déjà vu, mais offre l’avantage de pouvoir se reconnaître peut-être plus facilement.
Il est clair que le degré d’intensité est variable : on peut par exemple se reconnaître un peu dans la méfiance, beaucoup dans la stigmatisation, totalement dans la culpabilisation.
En aucun cas, cette carte ne permet des déductions simplistes : « Ah, j’ai ça aussi, ça veut donc dire que j’ai vécu un abus sexuel. » – Ce n’est pas parce que l’on reconnaît certains paysages semblables que l’on a vécu dans le pays lui-même.
Mais elle se veut une sorte de carte géographique, qui aide à repérer où l’on se trouve ; pour ensuite mieux savoir comment arriver chez soi.
LA CHOSIFICATION
Le fait d’avoir été traité comme objet, comme une chose, amène très souvent la victime à intégrer elle-même ce regard, à en tirer des conclusions empoisonnées concernant son identité ( en confondant le vécu avec la vérité sur soi ), et à adopter un comportement reflétant ces conclusions ; par exemple la maltraitance de soi-même.
A cela s’ajoute une quête de choses, et de personnes devenues « choses », pour combler les manques, les trous dans la personnalité. Quête sans issue.
LA PEUR
« La peur ? C’est beaucoup plus grave que ça… Quand la chose ou la personne qui l’ont provoquée partent, la peur, normalement, part elle aussi. Mais ma PEUR, elle est là, et elle reste. Elle se cache, elle me guette, elle rampe, et tout à coup, elle me saute à la gorge. C’est la panique, et tout ce que je veux, c’est fuir, mais je ne sais pas de quoi je fuis, alors je ne sais pas non plus dans quelle direction courir… » (voir dans l’annexe sous « La peur »)
C’est cette terrible peur qui fait souvent que l’enfant abusé oublie tout ce qu’il a vécu (voir sous « dissociation »).
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Et même s’il a oublié, cette peur peut continuer à le hanter au plus profond de lui-même. Elle prend de multiples formes : la peur que son monde puisse s’écrouler à n’importe quel moment, la peur que ceux qu’il aime le plus puissent tout à coup le trahir, la peur de faire toujours tout faux, la peur d’être blessé et de blesser, la peur que quelque chose de terrible lui tombe dessus, la peur de la peur…
Elle peut être destructrice, la peur – et pourtant elle doit avoir une place. Il y a des enfants à qui on a interdit d’avoir peur, qui étaient punis pour cela – la guérison passe alors, non pas tout de suite par les paroles « N’aie pas peur ! », mais par l’invitation : « N’aie pas peur… d’avoir peur ! Dis la peur qui est en toi – je suis là, et je la comprends. »
LA PERTE DE L’IDENTITE
Plus précisément, le sentiment de l’avoir perdue. La personne a tellement dû s’adapter à l’opinion, la volonté, le désir et les fantasmes de quelqu’un d’autre, que c’est cela qui est devenu son centre, son moteur, ce qui la motive et, dans le pire des cas, ce qui la fait vivre. C’est comme si un parasite avait commencé à manger cette identité depuis l’intérieur, en essayant de l’éliminer et de la remplacer par son propre être.
Ceci va de pair avec une perte de l’estime de soi. Normal, puisque le soi, ce qui est le plus caractéristique pour la personne, est considéré par l’abuseur, et à la suite peut-être aussi par l’abusé, comme un obstacle au libre passage de ce que celui-ci veut imposer à sa victime.
La question « qui es-tu? » peut s’avérer difficile, douloureuse et même angoissante pour la personne. Elle ne le sait plus, et elle se le reproche. D’autant plus si elle est croyante. Elle pense qu’elle devrait savoir, étant donné que, théoriquement, elle est censée être un enfant de Dieu…
LA PERTE DES LIMITES
Lorsque les limites d’une personne ont été violentées pendant assez longtemps, sa capacité à mettre des limites est gravement abîmée. C’est comme si l’on avait transféré la « fermeture éclair » de sa personnalité de l’intérieur à l’extérieur, de sorte que n’importe qui peut l’ouvrir à sa guise ; « ce sont les autres qui décident ce que je donne et montre de moi-même, moi je n’ai rien à dire. »
La personne n’ose pas dire non. Elle a le sentiment d’une transgression si elle ne correspond plus aux lois, aux schémas qui lui ont été imposés ; « tu fais comme je te dis. »
Elle peut avoir le sentiment de flotter, de ne plus savoir où elle s’arrête et où l’autre commence ; et aussi cette drôle d’impression de marcher à côté d’elle-même et de s’observer en spectatrice un peu perplexe.
LA CONFUSION
– Un enfant abusé vit le bouleversement de tous ses critères, de tous ses points de repères. L’adulte, son modèle, celui qui sait mieux, l’a trahi. Son cœur grouille de sentiments contradictoires comme la colère ( je vais le tuer ) et l’impuissance ( de toute façon, il ne va jamais arrêter de me faire ça ), la honte ( je voulais fuir, échapper à son regard, mais il me tenait là ) et le plaisir ( c’était excitant aussi ; et en plus, enfin quelqu’un me regardait autrement qu’avec indifférence ).
Comme tous les autres symptômes, cette confusion va mener une vie autonome, colorer la pensée et le comportement : « Je sais que je suis chaotique, il n’y a pas d’ordre dans ma tête, je veux dire quelque chose puis j’oublie tout. » Il y a souvent une grande peur de devenir fou.
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– Entre la cause et le résultat:
Un enfant abusé va toujours chercher un sens à ce qui lui arrive. Et puisqu’il est insupportable de reconnaître que la faute est, par exemple, à papa, centre du monde et demi-dieu, mieux vaut la prendre sur soi. Il va choisir cette deuxième solution. En plus cela laisse la possibilité d’un petit bout de contrôle : il suffit que je sois moins méchant, plus intelligent, que je trouve le truc et le monde va peut-être retomber sur ses pattes?
Très vite alors l’enfant va croire que le mal vient de lui-même, et que l’acte de son papa est la suite, la punition de son malaise, de son mauvais fonctionnement, pire, de son être mauvais.
– Entre la blessure et le poison qui s’y infiltre:
Je me sens nul, donc je suis nul.
– Entre le passé et le présent :
Celui qui n’a pas encore reconnu sa blessure ne va pas comprendre que la personne, l’acte ou la parole qui provoquent la douleur dans le présent n’en sont pas nécessairement les causes, mais les déclencheurs.
Si la blessure fait très mal, la personne va en vouloir à mort à celui qui, sans savoir, la touche dans le présent, et sa réaction totalement disproportionnée va effrayer aussi bien l’autre qu’elle-même.
LA HONTE
« Je ne peux pas me regarder dans le miroir, je ne supporte pas qu’on me regarde, je déteste mon corps, je me déteste, c’est comme si je n’avais pas le droit d’exister, comme si je n’en étais pas digne. »
Ces phrases montrent à quoi cela peut ressembler d’avoir honte. Non pas d’un acte concret, d’un vrai mal commis, où la honte peut avoir un effet constructif. Mais la honte au cœur, la honte de qui on est, la honte au plus profond de notre être. La honte qui ferme nos yeux sur la créature de Dieu que nous sommes et ne laisse qu’une image tordue. Une image dont nous-mêmes, les autres et Dieu ne peuvent que ( dans cette logique ) se détourner avec dégoût.
Cette honte destructrice est tyrannique, elle ne supporte aucune autre image, aucun autre regard. Elle impose une sorte d’interdiction de soi, une interdiction de vivre. Elle peut mener au perfectionnisme, dans un effort désespéré de calmer la douleur, et de réparer ce que la personne considère, au fond de son cœur, comme irréparable. La honte veut exercer son règne jusqu’au bout, et si on la laisse, elle peut finir par pousser au suicide.
LA CULPABILISATION
Je la distingue très clairement de la reconnaissance d’une vraie culpabilité. Tout mal commis rend l’auteur coupable, un abuseur se rend coupable, et je crois que reconnaître ce mal, avec lucidité et humblement, a toujours un effet guérissant.
Or, une fois de plus, l’original est transformé en caricature : et voilà la culpabilisation, qui met un mal (dont on est vraiment l’auteur, ou dont on imagine être l’auteur) au centre de la personne, de sorte que ce mal devient le moteur de sa pensée, de ses émotions et de ses actes. Cette caricature est d’autant plus dangereuse qu’elle est vague et infinie, puisque devenue autonome, menant une vie propre sans être liée à un acte précis. Une personne souffrant de cette maladie ne sait pas vraiment de quoi elle se sent coupable, mais ce sentiment est tellement immense et intense que « ça doit être vrai » ( à comparer à la confusion entre les émotions et la vérité sur soi : je me sens tellement nul que je dois être nul ). C’est comme si elle était coupable de tout, partout ; c’est comme une malédiction prononcée sur sa vie : « tu seras coupable. »
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La culpabilisation, comme la honte, est toute-puissante. Si la personne ne reconnaît pas ce ver en elle et le laisse faire, il va la ronger de l’intérieur et se multiplier sans cesse, produisant mille larves appelées « il faut / il faudrait / il aurait fallu ». La personne se sent éternellement poussée AILLEURS que là où elle est, différente de ce qu’elle est, et il n’y a jamais de repos.
Ce qui est particulièrement difficile, c’est que la culpabilisation est un moteur extrêmement efficace pour toutes sortes d’activités qui peuvent être belles. L’arrêt de ce moteur produit un grand vide, mal ressenti par la personne et par son entourage: « Tu n’es plus comme avant, on ne peut plus rien te demander. »
Le chemin de guérison peut être long, mais il est si beau : retrouver une motivation toute autre, celle qui vient de l’Original.
LE VICTIMISME
La honte met l’interdiction d’être soi et de vivre au centre de la personne. La culpabilisation y met un mal, commis vraiment ou imaginé ; et le victimisme y met le mal subi. La personne abusée risque effectivement de placer l’abus au cœur de sa personnalité et de son histoire, de sorte que son identité devient celle d’une victime; « je suis d’abord un(e) abusé(e), c’est ce qui constitue, et constituera toujours, mon identité. »
Jusqu’à maintenant, j’ai plusieurs fois parlé de la personne abusée comme victime. C’est légitime dans le cadre d’une description de l’abus, où la personne est effectivement la victime. Mais il y a aussi le danger de prendre ce mot comme une sorte de définition de sa vie et de sa personne. C’est pourquoi certains préfèrent le terme de « survivant », pour souligner à la fois une étape nouvelle, et le courage d’une personne qui ne s’est pas laissée détruire mais qui s’est obstinée à vivre. En même temps, ce mot a pour moi la connotation de « vivoter, vivre tout juste ». C’est pourquoi je préfère l’expression un peu plus neutre de « personne abusée ». L’abus fait partie de son histoire, mais elle est d’abord une personne, avec une identité propre.
Il y a deux sortes de victimisme qui, dans leur résultat visible, ne se ressemblent pas du tout, la forme passive et la forme active. Elles sont comme deux côtés d’une même médaille. Les deux variantes se retrouvent aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de ces symptômes.
LE VICTIMISME PASSIF :
Je me laisse aller. De toute façon il n’y a rien qui va et ça n’ira jamais / je ne peux rien ; c’est aux autres de me prendre en charge, de me dire ce qui est faux ou juste / ils me doivent bien ça ( attention à la vengeance sous-jacente ; la passivité peut être assez violente ). C’est à mon mari, mon épouse, mes amis, ma famille, mon Eglise, mon Dieu de faire et d’être pour moi, de me rendre heureux. Dieu me doit. Tu me dois. ON ME DOIT.
LE VICTIMISME ACTIF:
C’est l’activisme, avec une couleur de toute-puissance, mais c’est une toute-puissance désespérée ( peut-être que toute toute-puissance l’est …désespérée !). Je me prends en mains et les autres avec, et la famille, la communauté, le monde. Et Dieu aussi, n’est-ce pas, « aide-toi, le ciel t’aidera! ». Alors j’y vais, et Dieu n’a qu’à suivre. Mais au plus profond de moi, il y a cette grande tristesse : je ne crois même pas qu’il soit vraiment là, ni pour me suivre ni surtout pour me précéder. Car en vérité en vérité, je vous dis et je me dis: je suis seul, et je le serai toujours, je ne peux me fier à personne, et me reposer sur personne. Si ce n’est pas moi qui fais, rien ne se fera. C’est à moi d’être et de faire pour les autres. JE DOIS.
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LA DISSOCIATION
La coupure est un mécanisme protecteur qui permet à l’enfant abusé de gérer un événement qui est trop douloureux physiquement et psychiquement pour être intégré sur le moment. Mais un mécanisme piégé aussi, car il permet à la douleur et aux réactions qu’il provoque de se détacher de l’événement, et de commencer à mener une vie autonome.
En bref : l’enfant quitte la réalité trop violente, son corps et ses émotions. Sa mémoire va enregistrer l’abus dans un « coin » précis, un compartiment spécial et fermé, qui lui permet de continuer à vivre, et même pas si mal.
Tant que ce compartiment reste fermé, tout va plus ou moins bien. Il y a peut-être quelques sentiments de malaise mystérieux, mais ils repartent. Jusqu’au moment où se manifestent de vraies failles, par lesquelles un peu de la douleur initiale, des bribes de l’événement et de la terreur qu’il a provoquée, reviennent à la surface. On appelle cela des « flash-back ».
Si la personne n’a toujours aucun souvenir clair de l’abus, elle sera profondément choquée par ces bribes de mémoire, elle essayera peut-être de les repousser, mais sans succès, elle aura parfois l’impression de devenir carrément folle.
Et pendant un bon moment elle va douter de la véracité de ce que sa propre mémoire lui présente comme une expérience de son passé : un « entre-temps » douloureux qui est malheureusement souvent utilisé ensuite par l’abuseur, la famille, l’avocat pour prouver que la personne fabule, invente, rêve, ou cherche juste un moyen pour se venger.
Une autre conséquence : l’enfant qui a dissocié lors de l’abus risque fort, devenu adulte, de reproduire ce phénomène. Par exemple quand il vit des émotions intenses, quand il est sous tension ou quand quelque chose lui rappelle soudainement l’abus.
Ainsi, lors d’un acte sexuel, il va tout à coup « partir dans sa tête », laissant un partenaire perplexe qui se sent, à juste titre, abandonné.
Ainsi, lors d’un accompagnement, vous vous trouvez tout à coup face à une personne qui n’est plus là, qui est partie ailleurs, même si c’est un peu nulle part, comme elle le dira après.
L’enfant, lui, était parti dans un monde imaginaire à lui, avec de belles plantes, des animaux gentils ; un monde doux et respectueux ; un monde qui lui a été volé mais qu’il recrée au détriment de la réalité. Car cette réalité est perçue par l’enfant – et plus tard par l’adulte – comme invivable ; d’où ses tendances à la fuir, la contrôler, la manipuler.
LA STIGMATISATION
« Je ne suis pas comme les autres, je ne suis bien nulle part, je ne fais pas vraiment partie du groupe, de la famille, je me sens comme un extra-terrestre, tous les autres ont l’air de s’entendre, il y a des liens entre eux, moi je me sens totalement en dehors. »
Ce sentiment d’être mis à part est le plus souvent marqué par une peur, et un très grand désir d’échapper à cette mise à part pour enfin rejoindre les autres, pour être « comme tout le monde ». Mais il peut aussi s’accompagner d’un certain orgueil : « Moi, je ne suis pas comme les autres, la masse, la foule ( sous-entendu, ces moutons ). Je suis différent et fier de l’être. »
Cela peut devenir très piégeant, notamment lorsque la personne considère cette différence comme constitutive de son identité, car à ce moment-là elle ne veut plus perdre cette marque sans laquelle elle ne sait plus qui elle est. Elle est alors emprisonnée dans sa propre différence, elle n’est plus libre pour décider elle-même et agir en conséquence. Elle est éternellement obligée d’être en réaction, que ce soit contre l’opinion de la personne en face ou contre l’esprit du temps.
La fascination de soi est peut-être une variante de la stigmatisation : une occupation avec le soi considéré comme si spécial, si différent, que cette occupation devient malsaine. La personne se regarde, s’observe. Avec admiration ou dégoût, elle tourne autour d’elle-même, analyse à longueur de journée ses émotions, ses pensées, ses actions et ses réactions. «C’est
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tellement intéressant, tellement compliqué. » Elle est au centre de son univers clos, tout se passe en circuit fermé.
Alors elle ne risque effectivement pas de se noyer dans la foule, sa grande peur ; mais dans son propre « monde aquarium ». Elle souffre, mais ne sait pas comment s’en sortir.
LA MEFIANCE
A nouveau, il ne s’agit pas d’une méfiance saine, par rapport à une personne ou un événement précis. L’abus, et la trahison qu’il implique, ont mis dans la tête de l’enfant un refrain martelante : « Attention, tu te fais avoir » . Résultat : la personne est toujours sur le qui-vive, prête à se défendre, et donc à attaquer. Une petite remarque taquinante est vite perçue comme une insulte ( puisque de toute façon on me veut du mal, il a sûrement voulu dire que…); chaque phrase, chaque mot sont pesés. Tout passe par le filtre « danger », est interprété en fonction de ce préjugé et se trouve confirmé ensuite : « Tu vois, je te l’avais dit ». L’authenticité est constamment mise en question : qu’est-ce qui se dissimule derrière ce sourire, cette gentillesse, cette invitation? Quelle est la contre-prestation inévitable derrière cette promesse de Dieu?
La personne s’en rend compte, en souffre avec ceux qui l’entourent et essaye de suivre leurs bons conseils: « Faut lâcher prise! ». Mais, comme on le sait, quand « il faut » lâcher prise ça devient difficile.
La méfiance peut aller de pair avec une certaine lucidité mais qui s’avère destructrice, car elle est cynique: « Je le connais, celui-là, Dieu sait ce qui se cache derrière ce bel engagement, cette belle motivation. »
Cette motivation n’est sûrement pas pure à 100% ( existe-t-il d’ailleurs une motivation pure à 100%? ) ; n’empêche qu’ainsi on peut tout miner, tout écraser, dans la conviction d’être « la seule personne à voir clair là-dedans ».
La méfiance est colorée par l’orgueil et la condescendance: « Moi je sais, j’ai compris, je ne suis pas aussi naïf que tous ces autres. »
Sur elle peut aussi se greffer le « tout ou rien », un fantasme dangereux de l’idéal que la personne a en tête: ce n’est pas tout, donc ce n’est rien. Ce n’est pas l’amour comme je le conçois, j’ai vite repéré les failles, donc je n’en veux pas. Ce n’est pas une vraie amitié, j’ai tout de suite vu qu’il n’a pas réagi comme il aurait fallu, donc je laisse tomber.
LA MANIPULATION
Un enfant qui a dû se battre pour avoir un peu d’attention et d’amour peut vite devenir inventif, rusé même, pour obtenir de force, mais subtilement, ce qu’il ne peut pas avoir gratuitement. Subtilement, car dans son expérience, lorsque l’effort pour attirer l’attention était trop grossier, le « dispensateur d’amour » s’en rendait compte et se moquait de l’enfant, ou faisait comme s’il n’existait pas.
Un enfant qui a dû se soumettre à la violence, sexuelle ou autre, peut lui aussi devenir rusé pour trouver des petites portes de sortie, des stratégies pour influencer son agresseur et sinon échapper à la violence, du moins la canaliser, la contrôler quelque peu.
Ces attitudes peuvent devenir comme une deuxième peau: dans la vie on ne reçoit pas, il faut contrôler l’autre et lui arracher ce que l’on veut, mais sans qu’il s’en rende compte.
Ainsi une personne peut tomber malade et, consciemment ou inconsciemment, utiliser cette maladie pour faire du chantage. Quelqu’un peut se dénigrer devant les autres en voulant provoquer leur protestation. Quelqu’un peut être tout doux, tout gentil, et exercer une immense pression sur les autres pour se faire aimer.
Souvent les autres s’en rendent compte et sont mal à l’aise sans savoir pourquoi. Ils vont lui en vouloir, mais apparemment sans raison, donc ils se sentiront coupables et essayeront de « réparer », ce qui est exactement ce que le manipulateur veut.
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La vengeance sous-jacente à la manipulation est pernicieuse, d’autant plus qu’elle n’est pas facilement reconnue.
L’IMPUISSANCE APPRISE
Si l’enfant abusé se rend compte que quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, cela ne change rien, et que toute résistance ne fait qu’empirer la situation, une sorte de désespoir tranquille peut s’installer: il vaut mieux que je cède, toujours, tout de suite, au moins ce sera plus vite fini.
Ce comportement appris peut en appeler un autre. L’enfant va essayer d’anticiper l’événement craint pour ne pas subir le mal, encore plus grand, d’être pris de force.
Ainsi un enfant sexuellement abusé peut, apparemment de son plein gré, aller au-devant de l’agression, et chercher lui-même la rencontre avec son agresseur. Une petite fille peut, telle une fugitive pourchassée depuis trop longtemps et au bout de ses forces, se lever et s’approcher elle-même de son abuseur, pour éviter cette affreuse attente et garder un tant soit peu le contrôle sur la situation.
L’abuseur va profiter de ce comportement pour mettre la faute sur l’enfant. En cas d’inculpation, il dira avec insistance qu’il a « répondu à une provocation ».
Quoi qu’il en soit, la victime va garder un goût amer de ce qu’elle appellera sa complicité ; et il faudra du temps, de la patience et de la persévérance pour sortir de cette confusion entre la cause et l’effet.
LA CAPACITE DE RELATION BLESSEE ( SEXUELLE ET AUTRE )
Cela paraît presque superflu de le mentionner, après tout ce qui a été dit. Mais c’est un résumé des symptômes, qui permet de les voir dans un contexte plus large.
Pour une personne abusée, créer des relations saines et durables ressemble parfois à une véritable acrobatie. Elle est obligée de tout réinventer, là où pour d’autres cela va de soi. Elle a l’impression de marcher sur une corde raide au-dessus d’un précipice, là où d’autres s’amusent à faire leur balade du dimanche.
Elle oscille constamment entre une trop grande et une trop petite estime d’elle-même, entre l’impuissance et la toute-puissance, entre le désir de plaire et la révolte, la colère et la peur.
Ses émotions sont chaotiques, tumultueuses, elle n’a pas de prise sur elles. Un jour elle se sentira totalement détachée, froide presque ; l’abus, la vie, la personne aimée ou quoi que ce soit passeront sur elle comme l’eau sur les plumes du canard. Un autre jour elle sera totalement submergée par ses émotions qui en plus seront contradictoires, et elle aura le sentiment de mourir si par exemple son mari va s’amuser à une fête sans elle.
Elle est dure, la relation avec soi-même : « Je ne me comprends pas, je suis toujours coupé en deux, je me sens émietté, je n’arrive pas à prendre des décisions, et encore moins à les tenir, je ne sais même pas vraiment ce que je veux. »
Elle est dure, la relation avec l’autre: « J’ai peur d’elle, elle m’attire et elle me dégoûte, je me rapproche et je fuis, je la séduis puis je la rejette. »
Elle est dure, la relation avec Dieu : « Je veux croire mais je ne peux pas, je veux faire confiance mais tout en moi est tendu, je me sens abandonné et rejeté par lui; mes émotions disent un autre Dieu que celui dont Jésus parle; lui dit que Dieu est compatissant ; moi j’ai peur et c’est tout. A quoi ça me sert qu’on me cite des textes qui disent « N’aie pas peur », comme si je pouvais tourner un bouton et voilà, loin la peur! J’ai connu la peur avant de connaître Dieu, les deux sont en compétition maintenant. »
Heureusement que Dieu et l’être humain sont pleins de ressources. Heureusement que je rencontre jour après jour des gens qui me le prouvent, qui en sont un témoignage vivant, par leur courage, leur persévérance, leur humour, et leur obstination à vouloir guérir. Lentement, mais sûrement.
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CHEMINS DE GUERISON: DE LA CARICATURE A L’ORIGINAL
Je pars du principe que s’il existe une caricature, il y a un original. Et que l’original, l’identité propre, est plus vrai, plus beau et plus fort que ce que la caricature en a fait.
Il y a l’abus, le « mauvais usage » ; mais il ne peut pas avoir le dernier mot. Il est vrai que Dieu n’est pas une sorte de magicien qui fait disparaître miraculeusement une partie de notre histoire. Mais il ne nous laisse pas non plus nous nager dans nos caricatures. Il nous prend là où nous sommes, en pleine histoire de vie, il fait avec ; avec tout ce que nous sommes, et donc aussi avec ce que nous sommes devenus. Il nous prend par la main dans la caricature même, pour nous aider à retrouver l’original.
Dans ce sens, j’aimerais parler de trois chemins de guérison que j’ai trouvés fiables.
– Premièrement, redécouvrir l’Original dans notre centre, notre vraie identité.
– Deuxièmement, redécouvrir l’Original derrière les caricatures.
– Troisièmement, redécouvrir l’Original par la bénédiction de celui-ci.
1) AU CENTRE DE MA VIE IL Y A LA LUMIERE
C’est un immense défi, le défi même de l’Evangile de Jésus-Christ : au centre de notre vie il n’y a ni l’abus, ni des choses à faire ou à comprendre. Il y a une personne qui nous aime sans aucune condition.
Au centre de notre personnalité il n’y a pas un trou, un vide, un manque qu’il s’agirait désespérément de remplir. Il y a une personne qui s’est donnée pour nous et qui continue à se donner. En d’autres mots, il y a l’Amour… Il y a ce Dieu qui de toute éternité nous a voulus, qui veut nous faire vivre et pour cela, nous libérer.
Au centre de notre vie il y a une dynamique, une vie. Une vie plus forte que tout, plus forte que l’abus, plus forte même que la mort…
Je pourrais m’arrêter là, et vous, lecteurs, vous pouvez vous arrêter là si vous voulez, en ce qui concerne ce premier point, car c’est peut-être le plus important pour ce texte concernant l’abus : au plus profond de nous-mêmes il y a Quelqu’un qui nous aime, qui nous appelle par notre nom, qui veut nous aider à vivre, qui ne nous abandonne jamais ! Il nous voit dans notre vérité, il sait ce que nous avons subi, il sait qui nous sommes vraiment et à quoi nous sommes appelés : nous sommes ses fils et ses filles, infiniment importants à ses yeux, et rien ne peut nous enlever cette identité, cette dignité. Et nous sommes appelés à nous en rendre compte toujours davantage, et à apprendre à vivre en accord avec cette dignité.
Si je vais plus loin encore, c’est parce que je rencontre des personnes pour qui même cela est menaçant : l’Amour au fond de moi ? Mais c’est d’autant plus grave si je n’y corresponds pas ou, pire, si je ne peux pas le croire. Un Autre dans mon cœur ? Mais ça me fait peur, je redoute l’intrusion, je ne le veux pas – et ça, c’est sûrement très grave…
Dans ces situations les personnes se sentent renvoyées encore et encore à elles-mêmes, cherchant un lieu sûr et ne le trouvant pas, essayant désespérément de s’ouvrir à un Dieu contre qui elles se bloquent sans le vouloir.
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J’ose espérer et croire qu’au centre de notre vie, de notre vie à chacun, il y a non seulement une voix qui nous appelle, mais déjà un début de réponse de notre part. Déjà le début d’un vrai va-et-vient, un vrai « ENSEMBLE ! » ( même s’il peut être profondément caché ), en sorte que Dieu qui se donne à nous reçoit aussi de nous.
C’est comme ça que je comprends ces dernières paroles de Jésus selon l’Evangile de Jean:
« tout est accompli ». (*2) C’est comme ça aussi que je comprends l’action du Saint Esprit. Et c’est comme ça enfin que je comprends l’immense impact du désir de Dieu de « créer des êtres humains à son image » (*3).
Je ne peux pas comprendre cette expression « à son image » dans une ressemblance possible seulement. J’ai l’espérance qu’à travers la mort et la résurrection de Jésus, Dieu est allé plus loin. Et je trouve cette espérance confirmée dans 2 Corinthiens 5, 14 – 21 ; il s’agit ici d’un vrai échange (katallaggè), où Dieu a mis en Christ notre misère, et où il a mis en chacun de nous sa vie, la vie de Jésus-Christ, image de Dieu par excellence. Mais « image » pas dans un sens statique, ou comme une simple capacité pouvant pour ainsi dire rester une enveloppe vide. Mais effectivement comme une réalité nouvelle, qui nous est donnée par Dieu. Une réalité, une communication « de base », une… communion (*4)
Une semence de cette même unité, cette même intimité qu’il y a entre le Fils et le Père. Au fond, comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il s’agit du même Esprit !
Une semence de vraie vie nouvelle. « Là où quelqu’un est en Jésus-Christ: voici la nouvelle création ! » (*5). Et chaque être humain est touché par cette nouvelle création, ou pour le dire autrement, par ce Royaume. Qui, encore une fois, n’est jamais une « chose » statique, jamais une lumière automatique ou autonome fonctionnant sur une sorte de pile éternelle… Mais une vie de communion qui ne veut que ceci : grandir, s’épanouir.
Nous ne sommes pas encore arrivés une fois pour toutes dans le Royaume. Ce n’est pas difficile à constater. Mais Dieu n’a pas non plus mis ce Royaume dans un horizon lointain. Je ne crois pas qu’il nous appelle à marcher vers la lumière, et tant pis pour celui qui ne trouve pas ou qui s’épuise en cours de route. Ou qui se perd. Je crois qu’il nous appelle à marcher avec lui dans la lumière, en la découvrant et en nous y habituant toujours davantage. Cette lumière que nous n’aurions jamais pu trouver par nos propres forces. Celle qu’il nous a déjà donnée, celle dans laquelle il nous a déjà placés.
Il me semble important de le dire, et d’autant plus dans le contexte de l’abus : au centre du chaos et de la confusion, de la culpabilité et de la culpabilisation, de l’amertume, des doutes et de l’incrédulité, de la révolte d’une personne sexuellement ou autrement abusée, il y a le Christ, oui ; mais pas à nouveau comme un élément étranger, quelqu’un d’autre qui pourrait encore nous faire peur. Au centre de notre vie il y a la lumière, car Dieu-et-moi y vivent ensemble, un vrai Dieu et déjà un « bout » de vrai moi nouveau, en Jésus le Christ. Un moi nouveau appelé, comme un petit bébé, à grandir.
N’est-ce pas risqué de dire ça ? N’est-ce pas déresponsabiliser l’être humain ? Où est notre part ? !
Au contraire : c’est ici que notre responsabilité et notre réponse commencent; pas avant. En nous plaçant dans la lumière, Dieu espère de tout son cœur que nous ne continuions pas à vivre dans l’illusion, « comme si ». Comme s’il n’avait rien fait pour nous, comme si nous étions encore dans l’obscurité totale, emprisonnés, condamnés par elle. Le Christ a envoyé son Esprit pour vivre en nous et avec nous, pour être en chemin avec nous. Il veut nous guider, nous ouvrir les yeux, nous habituer à sa compagnie. Ce qui veut dire aussi : nous habituer à la liberté que cela suppose, aux critères de vie que lui nous propose !
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Dieu nous offre un vrai repos : « C’est bon entre nous ; nous sommes réconciliés ! » Mais il ne s’arrête pas là, en disant « Maintenant débrouillez-vous tout seul pour le reste ! » Quand nous nous sommes reposés il nous met en route et il nous accompagne.
Cette mise au repos et cette mise en route ( ou bien, pour le dire avec des termes bibliques, la justification et la sanctification ) font partie de la même plante que Dieu cultive dans le jardin du Royaume, cette réalité nouvelle : une vraie vie dont il espère qu’elle s’épanouisse. Il veut nous apprendre à vivre en accord, en harmonie avec cette nouveauté qui est déjà au plus profond de notre être, même si nous ne la voyons pas, même si nous ne la sentons pas et même si nous ne pouvons pas encore croire en elle.
C’est ça notre vraie identité, l’Original. Mais ça veut dire aussi que si nous n’apprenons pas à vivre en accord avec elle, nous serons toujours tiraillés en nous-mêmes et donc malheureux. Cette vie nouvelle en nous est celle du Christ. C’est pourquoi elle nous entraîne – si nous voulons bien nous laisser entraîner par elle, faire avec elle, co-opérer dans le vrai sens du mot – à un vrai service et à un vrai témoignage.
Un vrai service rendu à tous autour de nous, dans un grand respect de l’autre. Un respect qui vient de la reconnaissance de ce que l’autre est lui aussi à l’image de Dieu, que lui aussi a cette vie nouvelle en lui.
Un vrai témoignage : cette vie nouvelle est aussi donnée à l’autre, à chaque être humain – qu’il le sache ou non.
C’est peut-être la seule manière d’être honnête avec la mission de Matthieu 28, 16-20, sans pour autant tomber dans le piège de l’intolérance qui pense avoir la vérité en poche. Pourquoi, dans l’Eglise vaudoise dont je fais partie, parlons-nous si souvent avec condescendance de « prosélytisme », et avons-nous tellement peur de proclamer joyeusement (mais pas bêtement) l’Evangile? Pourquoi, ici aussi, tombons-nous si souvent dans le piège de confondre une évangélisation joyeuse avec le harcèlement, de jeter le bébé avec l’eau du bain, de jeter l’original avec la caricature ? Recherchons et retrouvons l’original d’une vraie évangélisation, qui est en partie, je pense, le témoignage de qui nous sommes en vérité, grâce à Jésus-Christ, par lui et en lui.
2) AU CENTRE DE MA CARICATURE IL Y A UN ORIGINAL
Le premier chemin de guérison montre que la personne abusée n’a pas perdu sa vraie identité : au milieu même de ses blessures et de toute sa peine à apprivoiser la vie elle peut entendre peu à peu la Bonne Nouvelle qu’il y a une Vie Nouvelle !
Le deuxième chemin va à la découverte de l’original qui se cache derrière les caricatures mêmes. Par exemple, derrière la stigmatisation, ce sentiment d’être marqué pour toujours, d’être différent et sans appartenance, se cache une vérité : la personne est unique. Derrière la caricature de la méfiance se pointe l’original de la lucidité, de la clairvoyance.
Sur ce chemin on apprend à devenir des pêcheurs de perles, des chasseurs d’originaux, de vrais trésors.
Ce qui est important, c’est de vraiment retrouver l’original de la caricature en question, et non pas de remplacer celle-ci par un tout autre original: l’original d’une violence destructrice n’est pas la gentillesse, la douceur ; mais une colère constructive. Cette énergie magnifique sans laquelle beaucoup de combats nécessaires, par exemple celui pour la justice, n’auraient pas
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lieu. L’original de l’impuissance apprise n’est ni une autre caricature ( l’activisme ou la toute-puissance ); ni un autre original ( la force ou la confiance en soi ), mais, je pense, la parole de Jésus en Jean 15, 5 : « En dehors de moi vous ne pouvez rien faire» ; le « co- » de la coopération avec Dieu, l’invitation à vivre et à travailler ensemble.
C’est soulageant pour la personne abusée qui se découvre pleine de haine, d’amertume, de violence, de fantasmes sexuels, bref, de tas de choses qu’elle ne voudrait pas avoir mais a quand même, de savoir qu’elle n’a pas besoin, ni Dieu d’ailleurs, de les supprimer ou de les nier. Elle peut regarder ces « caricatures » en face et voir d’où elles ont dérapé, et ensuite ce qu’elles peuvent redevenir. La haine floue et débordante peut ainsi retrouver son Original : une haine « saine » du mal et de l’injustice – l’amertume peut redevenir une lucidité qui ne se fait pas d’illusions, qui sait ce dont l’être humain « tombé en panne » est capable ; sans pour autant se fermer à lui – la violence peut se transformer en une colère constructive – les fantasmes sexuels destructifs peuvent perdre leur aspect de « chosification » de l’autre pour devenir un désir passionnel qui n’est pas moins grand parce qu’il respecte l’autre.
C’est important aussi de se rendre compte qu’une personne abusée n’est pas appelée à faire un saut immense de la violence à la douceur, ce qui serait artificiel en plus. Mais qu’elle peut apprendre, pas à pas, à canaliser cette violence et à utiliser cette force ailleurs et autrement. La violence soulage les tensions intérieures, mais elle fait toujours tourner la personne autour d’elle-même, elle l’enferme dans sa propre prison. C’est une caractéristique de toute caricature, de tout original qui a dérapé. La colère constructive par contre fait rentrer la personne à nouveau dans la dimension de la relation, en lui permettant de se tourner vers l’autre, vers le monde.
Dans la même perspective et la même dynamique, la personne abusée peut apprendre à passer de la rancune, non pas tout de suite au pardon (il y a aussi pardon-caricature et pardon-original ! ), mais à un regard clairvoyant, qui permet de prendre la mesure du mal subi, de se fâcher légitimement de l’injustice, de pleurer sur les implications, sur tout le gâchis. Pour, plus tard, pouvoir passer à la liberté du pardon ; mais c’ est une autre histoire ou du moins un autre chapitre.
Il y a encore une autre raison pour laquelle il importe de bien chercher quel original se cache derrière une caricature précise ; trop souvent, en se débarrassant de celle-ci, on passe à la caricature opposée, en jetant l’enfant avec l’eau du bain.
Ainsi, dans une juste révolte par rapport à la culpabilisation, une personne peut se jurer de ne plus jamais se sentir coupable. Cela lui enlèvera toute possibilité de reconnaître, de façon saine, un mal qu’elle aurait commis, et cela l’empêchera de se repentir et de changer de route. Elle ne veut plus entendre parler de ça: « Ah non, c’est moralisateur, je ne veux plus me culpabiliser. »
Mais l’original de la culpabilisation n’est pas une sorte de carte blanche. C’est la juste capacité de pouvoir se reconnaître coupable quand on est coupable, sans pour autant mettre cette culpabilité au centre de son être et se laisser fasciner par elle. C’est pouvoir donner une place à un mal commis, sans qu’il prenne toute la place. Mais c’est justement cela que la caricature va toujours essayer et à quoi on peut la reconnaître : elle se met au centre, elle veut toute la place. Elle oblige la personne à se fixer sur elle, et elle mine la communion avec les autres. Elle renvoie constamment la personne à elle-même et l’isole.
Une personne saturée, à juste titre, d’un Dieu punisseur, va peut-être fixer son regard uniquement sur les côtés doux de Dieu. Celui-ci risque alors d’être réduit à un Dieu
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éternellement souriant, toujours en accord avec ce que nous faisons, jamais en colère, uniquement accueil et tendresse. Un Dieu accommodant, facile à vivre, un Dieu apprivoisé qui pour finir n’a plus le droit de nous mettre en question et moins encore de nous bousculer. Mais où est l’Original? !
Le chemin de la redécouverte de l’original n’est pas commode. Il demande de la créativité, et il est loin des recettes et des solutions rapides. Par contre, il est passionnant et libérateur. Le suivre est une vraie aventure, qui fait appel à tout l’éventail de ressources de la personne abusée et de celle qui l’accompagne. Sur ce chemin on acquiert un regard différent qui permet de voir la personne ou la situation sous un autre angle, dans un autre cadre. Mais c’est plus encore. Il s’agit de partir à la recherche de l’image vraie, en faisant un pari : le mal peut tordre un original ; par contre, il ne peut jamais créer un mauvais original !
3) AU CENTRE DE MA DETRESSE, IL Y A UNE BENEDICTION
Le premier chemin de guérison est celui de la redécouverte de notre vraie identité en Jésus-Christ ; le deuxième celui des retrouvailles avec les originaux perdus ; le troisième consiste à mettre le cœur et le corps de la personne blessée, avec leurs caricatures et leurs originaux, dans la présence du Christ ; et cela pas vaguement et globalement, mais de façon très précise.
Bénir, dire du bien, et surtout le bien de Dieu à une autre personne. Pas de formule magique, pas de manipulation, ni de la personne ni de Dieu. Non pas dire des promesses que Dieu n’a jamais faites, mais redire à une personne son origine, Dieu qui se penche sur elle, une relation qui n’est pas perdue.
Nommer pour une partie du corps sa souffrance particulière, lui dire du bien, lui dire la compassion, le regard rayonnant de Dieu (*6), (oui, aussi sur le corps ; pourquoi avons-nous souvent une si grande peine à reconnaître au corps sa valeur propre? ), et ainsi lui rappeler son identité propre.
Redire au cœur l’original de tout ce qui grouille en lui ; laisser être là ce qui est là, en invoquant la paix de Dieu, et laisser ce Dieu créer un peu d’ordre dans le chaos, en invoquant sa lumière (*7).
Voici une définition de la bénédiction, glanée lors d’un séminaire, qui m’est devenue chère :
Lorsque tu pries pour une personne, tu te mets à côté d’elle ; ensemble, vous demandez de l’aide. Lorsque tu bénis une personne, c’est comme si Dieu disait : « Viens à côté de moi ; ensemble nous allons essayer de dire à cette personne ce qui l’aidera à avancer. »
Quelques exemples:
Il va de soi que tous ces gestes se font avec l’accord total de la personne concernée, avec qui on a discuté et préparé le déroulement. A tout moment elle a le droit de changer d’avis et d’arrêter.
Le toucher est important mais pas indispensable. Si une personne ne le supporte pas, on peut parfaitement la bénir « à distance ». ( C’est d’ailleurs de toute façon toujours la personne accompagnée qui choisit la distance lors de l’accompagnement ).
Pour tout accompagnement, mais surtout pour celui d’une personne abusée, le respect est le premier et le dernier mot. L’accompagnement et l’accompagnant doivent eux aussi refléter l’original.
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Bénir les yeux qui ont souffert, qui ont dû supporter des images difficiles. Ils n’étaient pas faits pour ça. Peut-être ont-ils besoin de passer par un rituel de purification? Une onction peut être appropriée (*8).
On peut dire aux yeux ce qu’ils sont : une merveille ! Ce n’est pas un truc, c’est vrai.
Offrir un autre message que celui qu’ils ont reçu ; c’est tout simple mais c’est important : des fleurs, une icône, une belle carte.
Bénir les oreilles qui ont entendu quantité de mensonges et de choses ambiguës. Leur rappeler leur mission propre qui est de s’ouvrir à la parole de Dieu, douce et cadrante en même temps.
Parfois cela aide de les « dé-programmer » des choses sales qu’elles ont entendues. « Vous avez le droit de lâcher ce qui vous a encombrées, de vous ouvrir à quelque chose de nouveau. »
Bénir les mains : les restaurer dans leur identité et dans leur dignité. Bénir des mains devenues toutes molles, toutes impuissantes, avec la force de Dieu. Bénir des mains qui ont été utilisées et dénigrées, avec l’accueil inconditionnel et aussi la purification de Dieu. Je sais, ce n’était pas de leur faute. Mais le corps et le cœur ont leur propre logique, leur propre langage ; ils ont besoin d’entendre que Dieu les restaure, les rend « plus blancs que neige »(*9). Cela peut faire beaucoup de bien aux mains d’être lavées, et traitées avec une huile ou une crème parfumées.
Les mains peuvent recevoir la Sainte Cène. Elles peuvent tenir un symbole. Elles peuvent être prises dans les mains de quelqu’un d’autre. Elles peuvent bénir à leur tour.
En ce qui concerne les parties intimes, il est clair qu’il faut faire preuve d’une extrême prudence, déjà dans la parole. La personne elle-même peut se bénir et, si elle le souhaite, mettre ses mains sur son ventre. Elle peut aussi invoquer la lumière de Dieu, demander que celle-ci traverse tout son corps, en éclairant ce qui a été obscurci, en apaisant ce qui a été maltraité, en restaurant ce qui a été souillé.
Bénir les pieds ; laver ces pieds dans une attitude de vrai service, qui met un autre message à côté de celui qui était enregistré, celui de la soumission forcée. Demander à la personne de se mettre debout, de résister à l’emprise par quelqu’un d’autre, de résister aussi au victimisme : « C’est moi qui fais tout faux, c’est sûrement l’autre qui a raison. » Bénir un muscle qui a ramassé le choc et qui a accumulé toute la tension. Bénir la tête qui donne l’impression de craquer sous le poids de mille « messages-fouets ».
A ceux qui ont vécu un abus de demander ce qui pourrait les aider.
A ceux qui les accompagnent de voir ce qui se passe dans le corps de l’autre, de chercher les mots et les gestes adéquats.
A tous de chercher la même créativité que Jésus, dans le même esprit de service.
Au début cela me paraissait bizarre de bénir des parties du corps, des muscles, un dos. De plus, je me posais constamment la question de savoir quelle était la part spirituelle là-dedans, et quelle la part psychologique. Cette question est assez dépassée pour moi maintenant. J’ai vu les effets bienfaisants de cette bénédiction ; je la crois totalement en accord avec l’Evangile, et je la trouve belle.
A côté de la bénédiction du corps, il y a celle du cœur : des traits de caractère, des émotions, de l’intelligence, de l’imagination, de la volonté. Mais attention de ne pas bénir n’importe quoi. On ne va pas bénir la caricature, la violence destructrice par exemple ; mais l’original qui se cache derrière elle : la colère qui signale l’injustice. On peut bénir la colère. Si elle est
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canalisée, elle peut beaucoup aider la personne à se mettre debout et en route, et à résister à la manipulation.
On peut bénir la tristesse en quelqu’un, lui permettre de sortir, car elle dit quelque chose de vrai, qui mérite d’être entendu. Bénir, c’est aussi reconnaître, donner une place. Et c’est justement en lui donnant une vraie place qu’une émotion n’a plus besoin de prendre toute la place.
Chaque fois, on essaye de pêcher la perle ; non pas comme truc, mais dans un vrai respect et un vrai amour.
Derrière le désir de manipuler se cache un enfant désespéré qui a besoin d’être béni, et derrière ce même désir se cache une grande lucidité, une capacité fantastique à repérer, avec une rapidité et une précision incroyables, la manipulation individuelle ou collective.
Derrière le victimisme passif se cache la capacité de se laisser guider, de suivre : Dieu fera, alors moi je peux.
Derrière le victimisme actif se cachent souvent un sens aigu de la justice et l’énergie pour mener les combats nécessaires: Dieu fera, alors moi je peux.
Encore une remarque.
Avec la bénédiction, lors de tout accompagnement pastoral, il s’agit d’un simple pari :
Ou bien la promesse est fiable. Le Christ est vivant, il vient intercéder pour nous, il vient nous donner sa paix, non pas comme le monde la donne, mais avec le don total de lui-même. Sa paix, c’est sa présence.
Ou bien, c’est une illusion.
Je crois que c’est fiable. Mais ça veut dire aussi que, lors de la bénédiction, j’essaye de me fixer sur sa présence, son action, sa manière de faire. Je fais avec lui. Cela demande une certaine humilité, une attention particulière aux mouvements de l’Esprit.
Bénir, c’est toujours dans la dynamique de « Dieu bénit, et moi je bénis avec Lui ». Dieu est vraiment à l’œuvre, alors moi je peux l’être aussi, avec tous mes dons, toutes mes fragilités, tout mon caractère.
Bénir, c’est toujours co-dire, co-faire, et co-se taire avec Dieu.
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QUELQUES PIEGES ET CHANCES DE L’ACCOMPAGNEMENT
– Autant que possible travailler en réseau: médecins généralistes, psychologues, psychiatres, ministres, communautés. A chacun son rôle, complémentaire des autres. Plus nous tirons à la même corde, mieux c’est.
– En tant qu’accompagnant, ni se surestimer, ni se sous-estimer.
On ne peut pas tout faire, et c’est très bien. Nous ne sommes pas des pseudo-psychologues. Si la personne que nous accompagnons est suivie par un professionnel de la santé, c’est tant mieux et parfois incontournable. A nous de le lui dire au besoin.
Oui, on peut faire déjà beaucoup. Ecouter, comprendre, se former pour acquérir les connaissances de base de l’accompagnement. N’oublions pas que beaucoup de personnes ne vont pas d’abord s’adresser à un psy, mais à un pasteur, prêtre, diacre, ou une autre personne de confiance. D’autres ont consulté un ou des psychologues sans succès. Nous ne prétendons pas être les meilleures personnes pour accompagner quelqu’un. Mais puisque de toute façon on s’adresse à nous, autant répondre le mieux possible.
– Chercher et trouver le bon équilibre entre le « repos » et la « mise en route ». On ne va pas pousser une personne à changer, mais on ne va pas non plus l’encourager à ne surtout pas bouger !
– Attention à la fuite dans la spiritualité pour échapper au travail psychologique !
– Attention à la fuite dans le psychologique pour échapper à de vraies questions spirituelles !
– La formation continue et la supervision sont essentielles. Pour reconnaître les transferts et les contre-transferts, pour comprendre sa propre impatience ou pour voir tout simplement un peu plus clair, on a besoin d’un regard extérieur. Personnellement, je crois qu’une supervision strictement professionnel doit être complétée par un accompagnement personnel. Quelqu’un qui accompagne des personnes vivant des choses très dures a besoin d’être accompagné aussi lui-même.
– En ce qui concerne l’histoire que la personne adulte raconte, un piège est de ne pas la croire, un autre de penser devoir tout croire. On n’est pas dans un tribunal. Ce qui est le plus important pour la personne accompagnée, c’est d’être parfaitement prise au sérieux dans son vécu.
– A propos des émotions:
Autant elles peuvent être merveilleuses, et il est important que la personne les retrouve et les valorise, autant elles n’ont pas à devenir toutes-puissantes. Elles ne sont pas le thermomètre d’authenticité que l’on veut souvent en faire. Elles disent authentiquement la réalité du vécu, mais elles ne disent pas nécessairement la vérité, surtout les émotions blessées d’une personne abusée ( « je me sens sans valeur » dit la réalité du vécu, mais ne doit pas être confondu avec : « je n’ai aucune valeur » ).
– Le pardon peut s’avérer aussi bien un piège qu’une chance :
Le piège, c’est bien sûr le pardon obligatoire, le pardon parce qu’il faut, le pardon qui
saute les étapes, qui ne prend pas au sérieux tout le mal qui a été fait.
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Le piège, c’est un pardon qui doit nécessairement être acquis une fois pour toutes. Car le pardon est une école. Parfois, lorsque le mal commis a grièvement blessé la personne, elle n’est pas encore prête à entrer dans cette école. Mais peut-être, pour citer un de mes formateurs, est-elle prête à aller jouer dans la cour devant cette école?!
La chance, c’est le pardon où la personne se libère de l’autre qui lui a fait du mal. Car c’est une réalité : tant qu’elle est dans la vengeance, dans l’amertume ; tant qu’elle a besoin, pour pouvoir vivre, que l’autre reconnaisse le mal commis et le répare, elle est encore dans une relation de dépendance. Elle risque de donner à cet autre toute la place, dans le sens qu’il détermine encore sa vie, ses actions et ses réactions. Elle porte cet autre encore en elle comme pour l’emprisonner ; mais qui dit prison dit gardien ! Elle se lie avec ces chaînes mêmes avec lesquelles elle a lié l’autre. Or, par un pardon vrai, choisi et assumé librement, la personne retrouve sa liberté et son espace de vie ; parce qu’à ce moment-là elle est en accord avec cette vie nouvelle de Jésus-Christ en elle (voir sous « Au centre de ma vie il y a la lumière »).
La chance, c’est un pardon pas à pas ; un chemin qui peut être long mais que l’on prend avec détermination en sachant qu’il amène une vraie joie.
La chance, enfin, c’est le pardon à deux. Parfois on ne peut pas pardonner, mais on veut: « Seigneur, je pardonne – viens au secours de mon manque de pardon ! »(*10). On demande au Christ de commencer en nous, et de nous apprendre à co-pardonner.
– Il y a le piège des prières et des attentes magiques, mais aussi celui de ne rien oser attendre !
Peut-être la personne ne va-t-elle pas se sentir mieux après une rencontre de relation d’aide. Il est possible que d’abord ce soit encore pire qu’avant… La prière ne va pas nécessairement l’apaiser. Car c’est peut-être le moment où elle entre en contact réel avec les émotions se référant à son vécu, un moment où elle va les traverser. Et puisque celles-ci sont chaotiques, l’apaisement si vivement souhaité peut paraître plus inaccessible que jamais.
( Pour ne pas être submergé par ses propres émotions, cela peut aider de s’imaginer un « lieu sûr », de son enfance ou actuel, où l’on peut trouver refuge quand le vécu devient trop intense. On peut aussi choisir une carte, une photo ou une icône qui symbolisent ce lieu, et les regarder « pour faire une pause », ou poser cette carte sur la table si l’on veut que l’accompagnant fasse une pause…(*11). On peut se donner un temps précis pour entrer dans les émotions, et planifier une toute autre activité après, avec un ami peut-être. Il s’agit de « doser » ces émotions, d’oser y entrer et de planifier d’en sortir ! )
Ni la prière ni la bénédiction n’ont nécessairement un effet visible, tangible tout de suite.
Mais Jésus-Christ est là. Il vient dans la détresse et il agit au milieu d’elle. Il fait avec tout ce paquet compliqué que nous sommes, et il saura en faire quelque chose de beau.
Une prière, un geste, une parole en son nom ne vont pas s’évaporer ; ils réaliseront quelque chose, quelque part. Demandons-lui des yeux du cœur ouverts pour voir Dieu à l’œuvre.
J’aime bien dire cela avec une variante du psaume 23, que j’ai écrite après ma toute première rencontre avec la toute première personne venue à la Cascade :
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PAS PROMIS — PROMIS!
Non, je ne te donnerai pas nécessairement ce que tu veux.
Oui, je te donnerai le bonheur.
Non, je n’enlèverai pas les ombres en toi, ni autour de toi.
Oui, je serai ta lumière.
Non, je ne balayerai pas ta détresse.
Oui, j’y créerai un espace qui te permettra de respirer.
Non, je n’ôterai pas les obstacles de ton chemin, et je ne ferai pas en sorte que tu ne te heurtes pas.
Oui, je te guiderai. Mon bâton et ma canne, voilà qui te rassurera.
Non, je ne te porterai pas au-dessus de la vallée de la mort.
Oui, je te porterai à travers elle.
Non, je ne serai pas ton Dieu-magicien.
Oui, je serai ton Dieu-Berger.
Je t’accompagnerai,
je serai ton Dieu,
pour le meilleur et pour le pire,
dans la mort et dans la vie !
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NOTES
*1 Les cours ESARPAC, European School for ( Sexual ) Abuse Related Pastoral Care
*2 Jean 19, 30
*3 Genèse 1, 26
*4 Pour ceux qui s’intéressent à Karl Barth : lire dans « Parrhesia, Karl Barth zum 80.
Geburtstag », l’article de Hans Ruh : « Weltwirklichkeit une politische
Entscheidung. »
Egalement, dans le tome 4,1 Dogmatik § 58, « Die Lehre von der Versöhnung », et
tome 4,3 § 71, « Des Menschen Berufung ».
Puis, le résumé sur 2 Corinthiens 5, 14-21, p.432 « Registerband ».
Enfin, écouter « Mut in der Angst » : Zwei Gottesdienste im Basler Gefängnis.
(TVZ)
*5 2 Corinthiens 5, 17
*6 Nombres 6, 24-26
*7 Genèse 1, 1-3
*8 Attention, pas d’huile essentielle sur les paupières… !
*9 Psaume 51, 9
*10 Variante de Marc 9, 24
*11 L’idée de symboliser l’endroit sûr ( qui « englobe » le vécu difficile ) par une carte
vient de Viviane Maeder
*12 Voir aussi sous « Introduction »
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PETITE BIBLIOGRAPHIE
Livres recommandés par « Faire le Pas – parler d’abus sexuels »(*12) :
– Guérir de l’abus sexuel et revivre, Yvonne Dolan, Editions Satas, 1996
– La violence impensable : inceste et maltraitance, Frédérique Gruyer, Editions, 1991
– La personnalité de l’abuseur sexuel, Hubert Van Gijseghem, Editions Méridien, 1988
– Ca arrive aussi aux garçons, l’abus sexuel au masculin, Michel Dorais, VLB Editeur, 1997
– L’enfant maltraité, Pierre Straus, Michel Manciaux, Editions Fleurus, 1993
– Les quatre dimensions de l’inceste, Vincent Laupies, Edition l’Harmattan, 2000
– De l’inceste, Françoise Héritier, Boris Cyrulnik, Aldo Naouri, Editions Odile Jacob, 1994
– Questions d’inceste, Ginette Raimbault, Patrick Ayoun, Luc Massardier, Editions Odile Jacob, 2005
– Quand la famille marche sur la tête, Martine Nisse, Pierre Sabourin, Editions du Seuil, 2004
– Réveiller le tigre, guérir le traumatisme, Peter A. Levine, Editions Socrate, 2004
– Un merveilleux malheur, Boris Cyrulnik, Editions Odile Jacob, 2001
– Le pouvoir de pardonner, Lytta Basset, Albin Michel/Labor et Fides, 1999
– Guérir du malheur, Lytta Basset, Albin Michel/Labor et Fides, 1999
– La Sainte Colère, Labor et Fides, 2002
– La joie imprenable, Labor et Fides, 1998
– De la honte à la paix, Teo van der Weele….
– L’évangélisation des profondeurs, Simone Pacot…..
– Le retour de l’enfant prodigue, Henri Nouwen
– La violence, plaquette Ed. Ouverture
En anglais :
– Bradshaw on : The family, John Bradshaw…
– Children of Trauma, Jane Middleton-Moz…
– The inner voice of love, Henri Nouwen…
– Rescue ! Helping children cope with stress, Ofra Ayalon, Chevron, 1992
En allemand :
– Zart war ich, bitter war’s, Ursula Enders, éd.
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TABLE DES MATIERES
Introduction 2
La « chosification » 3
Les messages enregistrés par le corps 7
Une « carte géographique » du pays de l’abus 9
et de ses conséquences
Chemins de guérison : 16
De la caricature à l’original
– Au centre de ma vie il y a la lumière 16
– Au centre de ma caricature il y a un original 18
– Au centre de ma détresse il y a une bénédiction 20
Pièges et chances de l’accompagnement 23
Pas promis – promis ! 25
Notes 26
Petite bibliographie 27