La repentance – une vie : quelques réflexions à partir du chemin de Nicolas de Flüe
« Mon Seigneur et mon Dieu, enlève-moi tout ce qui m’éloigne de toi.
Mon Seigneur et mon Dieu, donne-moi tout ce qui me rapproche de toi.
Mon Seigneur et mon Dieu, enlève-moi à moi-même, et donne-moi tout à toi. »
(Prière de Nicolas de Flüe)
Ce chemin témoigne d’une recherche de Dieu et de son Royaume coûte que coûte. D’une SOIF immense d’une relation, d’une vie dans sa présence, uniquement centré, concentré sur lui, et ceci à tout prix. Un chemin qui a comme point de départ un homme respectable, probablement assez heureux avec sa femme et toute une ribambelle d’enfants, des affaires en bonne santé et une excellente réputation de juge, menant une vie qu’on qualifierait selon nos critères de « bonne ». Un chemin qui va devenir de plus en plus tortueux : Nicolas se sent de plus en plus tourmenté car tiraillé vers autre chose, une autre relation avec Dieu qui demande une autre manière de vivre, plus exclusivement, pour lui et avec lui. Un chemin qui a comme aboutissement une vie sans aucun compromis, « juste » fixée les yeux sur Jésus-Christ, celui qui commence la foi en lui, qui la réalise et qui l’accomplit, selon Hébreux 12 : Jésus-Christ comme unique source, unique nourriture pour la route et unique but.
Quand Nicolas reçoit la permission de sa femme Dorothée de quitter tout et qu’il se trouve en route, il ne sait même pas vers quoi ; vaguement vers une communauté – mais ça ne sera pas le cas ; vaguement lointain (direction l’Alsace) – mais ça ne sera pas le cas. Une vision en route, un paysan qui lui dit de retourner vers lui… et Nicolas revient : mais pas en arrière. Il revient chez lui, mais autrement. Il va voir et vivre et écouter et penser et parler – mais autrement. Que s’est-il passé ?!
Dieu va lui transpercer le ventre. Un « éclair » le touche, déchire son être. L’homme qui était déjà déchiré, dans son esprit, en étant tiraillé entre une vie « d’en bas » et une vie « d’en haut » (Col. 3,1-4), est déchiré dans son corps, et va vivre ce contraste dans son corps : désormais il ne vivra plus comme avant ; il demande à Dieu de ne plus avoir besoin de manger, ce qui lui est accordé : il jeûnera le reste de sa vie. Pourquoi ? Selon certaines hypothèses c’est pour dénoncer l’extrême injustice de l’époque, où lors des banquets des princes les pharmaciens livraient des médicaments aux invités pour vomir, juste pour pouvoir manger à nouveau – tandis que des pauvres périssaient à côté. Mais on peut aussi dire que Dieu avait donné à Nicolas le cadeau de ne plus vivre de pain, mais désormais uniquement de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Deut. 8, 3 / Matthieu 4).
La parole de Dieu, pour Nicolas, est concentrée dans l’image de la roue : tout vient de Dieu, tout repart vers Dieu. Dieu est totalement au centre de toute chose, et il tient toute chose entre ses mains. En chemin, l’image de Dieu a changé pour Nicolas: C’est un Dieu qui est au centre de tout et englobe tout, mais aussi qui appelle au tout, qui réclame tout – et qui veut transformer tout en l’être humain qui lui donne tout. Ce « tout » revient dans sa prière.
L’image que Nicolas a de Dieu vient de ce que Dieu lui a révélé lui-même : sa « théologie » est marquée par cette découverte renversante de ce Dieu qu’il pensait pourtant connaître : un Dieu qui renverse tous les critères et toutes les habitudes et tout ce qui semble raisonnable et correct, pour atteindre son but : une relation nouvelle, renouvelée, entre lui et son être humain aimé, dans une totale confiance et un total abandon de ce dernier.
Et c’est dans cette intimité avec Dieu que l’intelligence de Nicolas est entraînée et pour ainsi dire « sanctifiée » : ses capacités de juge, de celui qui discerne, qui écoute, qui tranche, qui cherche la justice et le vrai état des choses – ces capacités ne sont pas noyées dans son renoncement, elles sont simplement totalement soumises au Règne de Dieu et deviennent ainsi totalement et redoutablement efficaces. Les gens commencent à reconnaître en lui un porte-parole de Dieu ; les autorités religieuses et les chefs de guerre reconnaissent en lui une autorité différente, nouvelle ; et c’est ainsi que ces derniers sont d’accord de se soumettre à ses conseils, et que la guerre civile, imminente, a pu être évitée.
« Que » quelques paroles, à un moment précis… Mais elles suffisaient. Car ces paroles ne venaient pas du Nicolas d’avant, mais du Nicolas transformé. Ce n’était pas son discours d’homme sage qui avait cet effet, c’était son être transformé par Dieu qui imprégnait son discours et lui donnait autorité. Ce qui me rappelle la réaction des gens face au Christ selon Marc 1, 22 : « Ils étaient perplexes face à son enseignement, car il leur enseignait avec autorité, et non pas comme les scribes ». Beau, cette autorité et efficacité dans ces deux vies que notre société qualifierait probablement d’inefficaces… Dans le cas de Jésus, 30 ans de « temps perdu » contre seulement 3 ans de ministère ! Et il ne courait jamais ! Dans celui de Nicolas, des années en retraite, coupé de la vie « productive »… Et puis – quelques paroles, quelques actes, pile au bon moment ; l’essentiel, produit par Dieu lui-même, selon les règles de son Royaume… et tout change!
Quelles impulsions cette vie pourrait-elle nous donner ? Je reprends 5 éléments, non pas comme idéal à suivre, mais comme points de repère quand même.
1)Ce qui me frappe, c’est le « coûte que coûte ». Quitter tout. Pour trouver… non pas une vie meilleure, avec de meilleures conditions, ou de meilleures valeurs, un peu plus de la même chose – mais une vie totalement nouvelle. Sans garantie. Sans sécurité. Avec l’immense risque de se tromper. Cela me rappelle un peu Abraham : « Quitte ton pays… pour le pays que… je vais te montrer ! » (Gen. 12). – Cela me rappelle aussi le vendeur qui vend toutes ses perles pour pouvoir acheter cette unique qu’il a entrevue et qu’il veut, qu’il doit avoir à tout prix. Mais … pour laquelle il doit et va (joyeusement !) lâcher les autres. Toutes les autres.
Etonnant : dans la plupart des prédications ou discours chrétiens que j’entends, cette recherche de la Réalité de Dieu « coûte que coûte » n’apparaît quasiment pas. Est présenté l’image d’un Dieu accueillant, je dirais presque gentil, qui nous aime – mais cet amour veut dire en général qu’il nous prend tels que nous sommes, ce qui est vrai, pour nous laisser tels que, et là où, nous sommes, ce qui est un mensonge: l’Amour vrai veut toujours rendre libre.
2)Le retour radical de Nicolas à Dieu ne consiste pas en un idéal, un rêve, ou une fuite. Il doit retourner chez lui, mais … en tant qu’homme transformé, qui va apprendre durant tout le reste de sa vie ce que ça implique d’être transformé, ce que ça veut dire, que le Royaume de Dieu s’est approché. Nicolas sera presque au même endroit qu’avant, près de sa femme et de ses enfants, il sera consulté par les gens du coin comme avant. Mais tout a changé.
En regardant en moi et autour de moi, je constate que ce « tout » est constamment mis en question, menacé et mis de côté avec les meilleurs arguments du monde ! Le contraste entre la vie « ancienne » et la vie « nouvelle » semble plutôt petit. Nous vivons plus de continuité avec le monde et ses critères, que d’opposition. Ou parfois il s’agit d’une fausse opposition – mais pas celle qu’a connue Nicolas, celle de quelque chose de nouveau qui a transpercé sa réalité, tout bousculé sur son passage, tout remis en question et tout réorienté. Est-ce que nous sommes encore témoins de ce quelque chose de nouveau qui a transpercé notre réalité, tout bousculé sur son passage, tout remis en question et tout réorienté ? Non pas nécessairement en passant par l’extraordinaire, mais quand même réellement ?! J’ai l’impression que nous sommes davantage occupés à vivre décemment dans un monde ancien, selon les règles de jeu de ce monde ancien – plutôt que d’être occupés à renverser, par l’Esprit et au nom de Jésus-Christ, un faux régime. Comme disait Lewis : Nous vivons dans une terre occupée… et nous semblons bien nous y faire !
3)Ce que Nicolas a quitté n’était pas du tout médiocre, ou même mauvais. Au contraire, il s’agissait de très belles « perles ». Sauf que… pour lui, ces perles-là remplaçaient quand même l’autre, la suprême, celle qu’il désirait de tout son cœur. Tout son cœur justement. Sa femme, sa famille, ses enfants, sa ferme, son statut social, sa santé… tout semblait quelque part normal et parfaitement justifié et même enviable. Mais si Nicolas n’avait pas quitté tout cela, il n’aurait pas pu prendre cette place, unique, de porte-parole d’un autre Règne.
Quitter tout ? Et nous, nous sommes appelés à quitter quoi?! – Une chose est sure : quand nous suivons notre Seigneur et notre Dieu, ça va probablement plus loin que ce dont nous avons l’habitude, et ça nous sortira de notre zone de confort. Peut-être ça implique quand même des ruptures, des douleurs… si nous le prenions au sérieux ? Peut-être que le Royaume de Dieu et sa Nouveauté, cette Perle au-delà de toute autre perle, demande quand même de lâcher des perles bien à nous, parce que Dieu n’aime pas superposer le nouveau sur l’ancien, mettre son Vin nouveau dans des réceptacles qui n’y sont pas adaptés, et que parfois il faut tout simplement faire de la place ?
C’est quand même intéressant de voir que nous demandons davantage à Dieu la santé, le bien-être moral, physique et spirituel pour nous et les nôtres (et ensuite, on veut bien, aussi pour le monde), la paix, la joie et le bonheur selon nos critères – que la venue de son Règne à tout prix, quoi que ça implique, à nos risques et nos périls.
4)Il y a pour moi quelque chose de très étonnant, de bouleversant mais aussi d’effrayant dans l’expérience d’extrême douleur que Nicolas a vécu : un peu comme si, là-dedans, le nouveau se fraye un chemin. Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’il faut glorifier la douleur en elle-même, ou même la chercher ! Mais le « coûte que coûte » que Nicolas a choisi implique apparemment moins la paix, la joie et le bonheur tels que nous les comprenons. Apparemment sa paix ne consistait pas en un sentiment, une sorte de tranquillité agréable ; mais beaucoup plus en un fait : la présence constante et concrète de Jésus-Christ. Sa joie ne consistait pas tellement en un sentiment de plaisir en soi ; mais en la louange : celle d’avoir reconnu Jésus-Christ comme son seul Seigneur et Dieu (« Mon Seigneur et mon Dieu »). Et son bonheur ne consistait pas en un état de bien-être confortable, mais en un chemin : celui de grandir constamment vers Dieu, en d’être rendu de plus en plus semblable à l’image du Christ. Un chemin qui impliquait pour Nicolas de se (laisser !) débarrasser encore et encore de ce qui faisait obstacle (« Enlève-moi tout ce qui m’éloigne de toi ») et de recevoir des mains de Dieu encore et encore ce qui l’entraînait dans Son Royaume, et la dynamique, et les critères de ce Royaume (« Donne-moi tout ce qui me rapproche de toi »). Et la question se pose à nouveau : est-ce réservé aux soi-disant saints ? Ne devrait-il pas s’agir ici du pain quotidien de chaque chrétien ? Même si, pour chacun, ça prendrait une autre forme ? En quoi sommes-nous encore sel de la terre ?
Car s’il y a quelque chose qui caractérise notre société d’aujourd’hui et ses critères, c’est la grande et éternelle recherche de bien-être et de sécurité, et d’éviter la douleur – à tout prix. C’est un autre « coûte que coûte », celui-là, une caricature. Et la chrétienté semble à fond foncer là-dedans : Dieu risque de devenir le grand Analgésique, le Royaume risque de devenir un spa spirituel. Ce n’est pas biblique pour un sou. Dans les Ecritures Dieu peut se révéler comme celui qui attaque (Jacob, Genèse 32), un adversaire redoutable qui nous trouble et nous perturbe et nous secoue (Esaïe 29, 13-14), celui qui renverse notre sagesse et notre intelligence (1 Corinthiens 1, 18-31), celui qui nous vomit de sa bouche (Apoc. 3, 16), celui qui est un feu dévorant …) etc.etc. Un vis-à-vis effrayant, un adversaire même – mais : un Adversaire-Aimant qui veut nous « conquérir » pour lui, gagner nos cœurs (Esaïe 29), nous purifier, nous libérer, nous guérir. Le plus grand danger aujourd’hui, le plus grand ennemi de Dieu, n’est-ce pas au fond la chrétienté elle-même ? Nous qui, en vivant pas trop mal et en respectant bien des valeurs, risquons de nous rendre autonomes, de rendre le Dieu vivant un peu superflu ? En voulant intégrer Dieu dans notre vie, notre réalité (la « spiritualité ») – au lieu de nous laisser intégrer dans la Vie et la Réalité de Dieu, son Royaume ?! Mais alors, nous nous coupons nous-mêmes de notre source, puisque nous avons remplacé cette Source par … nous-mêmes justement. En tombant ainsi dans le piège de tous les pièges : la fausse autonomie ; l’autarcie et sa tyrannie. Alors attention : Dieu attaque! (Lewis : « He’s not a tame lion ! », Aslan, la figure du Christ, n’est pas un lion domestiqué, apprivoisé, convenable…)
5)Nicolas a demandé de tout son coeur à Dieu de l’enlever à lui-même. D’enlever, non seulement des choses, des obstacles sur le chemin. Mais aussi d’enlever l’Obstacle suprême qui l’empêchait de devenir lui-même, à savoir : Nicolas ! Nicolas-autonome, Nicolas-ancien, Nicolas « d’en bas », Nicolas non-transformé. Donc tout ce qui l’avait constitué, toute sa personne, son histoire, ses talents, ses acquis, son intelligence, ses pensées, sentiments et comportements – pour qu’ils soient pris en un Dieu à qui il donne pour ainsi dire carte blanche (« Enlève-moi à moi-même, et donne-moi tout à toi »). Ceci a pour Nicolas la conséquence étrange que ce qui est à lui, ce qui le constitue, revient à lui, mais transformé ; ou pour ainsi dire transposé ; ou encore, sanctifié. Il présente à Dieu toute sa réalité, laisse celle-ci être entraînée dans cette autre Réalité de Dieu… et à travers ce « détour », il la reçoit toute nouvelle, renouvelée, des mains de Dieu. En se donnant à Dieu, ou plus précisément, en demandant à Dieu de le prendre, puisque lui-même s’en sait incapable !, il ne se perd pas, son identité ne se noie pas dans l’identité de Dieu, au contraire : il devient vraiment homme, bien à sa place, à sa place unique, dans le Royaume de Dieu. Il n’est pas moins, mais plus Nicolas que jamais!
Et nous ? – J’ai souvent l’impression que notre théologie, notre intelligence, notre raison, mais aussi nos émotions et nos désirs, nos comportements et nos projets vivent plutôt une vie autonome, en autarcie. Ils ne passent pas par les mains de Dieu, ils sont « à nous », et on veut les vivre, les utiliser sans faire ce détour constant.
Je me demande si c’est possible. Sans la coupure, sans l’arrêt, sans le renoncement, le non-avoir, le « jeûne »… sans tout ce qui va de pair avec ce détour, justement. Je ne crois pas.
Je crois qu’on ne connaîtra pas le Royaume si on ne passe pas par cette nouvelle naissance, constante, celle-ci, dont parle Jésus à Nicodème en Jean 3. Ou disons plutôt que cette naissance donne lieu à une vie constamment naissante, renouvelée, autre, différente, menée et activée et embrasée par l’Esprit Saint qui ne tolère aucune concurrence, d’une quelconque institution, structure, ou d’un quelconque système, et soit-il le plus spirituel du monde. Cet Esprit qui ne tolère aucun contrôle, aucune fausse autonomie et ne se laisse enfermer dans aucune cage : « Vous ne savez pas d’où il vient et où il va » (v. 8) dit Jésus, et un peu plus loin dans l’Evangile, au chapitre 6, 63 : « C’est l’Esprit qui vivifie, tout ce qui se vit sans l’Esprit ne sert à rien ». Et encore plus loin, 15, 5 : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Je me demande si on se rend encore compte à quel point c’est « scandaleux », d’oser dire ça. D’oser vivre ça. C’est effrayant. Pas étonnant que beaucoup de disciples de Jésus (on pourrait presque dire, de « bons chrétiens » !) le quittent, après de telles paroles.
Scandaleux… et soulageant. Car ces paroles enlèvent à tout jamais le faux fardeau trop lourd de « devoir » – « faire » – « nous-mêmes ». – « Venez à moi », dit Jésus en Matthieu 11, 28, « vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger. »
(Hetty Overeem, Evangile-en-chemin)