Nouvelles du Flon – réflexions sur l’évangélisation


 Si vous passez à la cabane, vous voyez sur la fenêtre les mots suivants :« Ce que tu veux pour nous, tes enfants, ce n’est jamais la mort, c’est toujours la vie. Tu veux que nous quittions nos illusions, nos fausses images, et les pensées, sentiments et comportements qui en résultent, pour te chercher et te trouver, Toi : pour t’aimer de tout notre cœur, te servir en toute liberté – et ainsi, nous retrouver et nous aimer nous-mêmes, et retrouver et aimer notre prochain. »

Ces mots, venant des textes des trois rencontres (voir sur le site www.evangile-en-chemin.ch,  aussi pour les nouvelles), basés sur la liturgie orthodoxe copte, sont devenus pour moi un résumé de l’essentiel de l’Evangile de Jésus-Christ – ensemble avec ceux de la prière de reconnaissance : « Accorde-nous de conclure cette journée, et tous les jours de notre vie, dans la paix de ta présence : en reconnaissant ta Réalité, en te donnant ta place et en prenant la nôtre. »

Très beau. Mais – ça pose problème ! Car j’ai découvert que ces paroles contredisent et renversent une sorte de censure bizarre, que je sens présente dans la « réformité » d’aujourd’hui: un peu le politiquement correct des églises réformées, disons, européennes comme je les connais, très soucieuses de l’appréciation par le « monde » ; une certaine uniformité que, pour des raisons de facilité, je vais désormais appeler ON. Une sorte de big brother réformé qui, étrangement, n’a pas grand-chose en commun avec les premiers réformateurs. Ni – et c’est encore plus bizarre – avec le monde : ceux que je fréquente au Flon, et à qui les réformés disent s’adresser. J’essaye de m’expliquer.

« Quitter nos illusions, nos fausses images » ? Mais lesquelles ? Et au nom de qui ou de quoi je peux inciter un autre ou moi-même à quitter ce que nous croyons sur le moment ? ON me dit de respecter la « vérité » de chacun, et de ne pas imposer une autre. L’Evangile me dit de ne rien imposer mais de rien nier non plus d’un Dieu avec une personnalité et une volonté très précises, qui ose appeler péché ce qui m’est cher, et toxique ce dont je me suis nourrie pendant si longtemps.

Puis, « te chercher et te trouver, Toi » ? ON me dit qu’il vaut mieux juste chercher ; toute prétention d’avoir trouvé est plutôt suspect, ça empêche le dialogue, apparemment…  « Aimer Dieu  et le servir » ? ON préfère parler de l’amour et le service du prochain, ça serait plus concret. « La paix de ta présence, en reconnaissant ta Réalité » ? Mais la paix que donne cette Réalité est trop bousculante pour ON, qui parle d’une paix qui ressemble à celle qu’offre le monde : un certain bien-être spirituel, une harmonie intérieure… « Reconnaître la Réalité de Dieu, lui donner sa place » ? ON me renvoie plus volontiers à ma réalité humaine, à prendre ma place à moi, sans faire le détour par Dieu.   —  ON me dit que tout cela est nécessaire pour m’approcher du monde autour de moi, pour ne pas le faire fuir. Mais j’ai l’impression que le monde fuit … ON.

J’ai appris, dans les différentes églises réformées dont j’ai fait partie (hollandaise, allemande, suisse), à réfléchir, à comprendre, à analyser, à étudier et donc aussi à m’exprimer, selon certains critères qu’on me présentait comme « scientifiques », intellectuels et critiques, les mêmes que ceux du monde – et j’ai eu un grand plaisir à le faire. Or, je constate que, à part une fine couche d’intellectuels, le monde, tel que je l’ai rencontré ces 4 années que je suis en route avec Evangile-en-chemin, ne s’intéresse absolument pas à mon analyse, mes études, ma capacité intellectuelle et critique, et le discours plein de nuances qui peut en résulter. Le monde trouve ça tout au plus sympa, mais en général plutôt ennuyeux. Le monde trouve déjà plus intéressant mes émotions, mais en même temps c’est devenu tellement à la mode que c’est déjà un peu dépassé. Tout cela, apparemment, n’est pas assez clair et assez fort pour contrer la détresse des gens, leur désespoir, leur solitude. Le monde comme je le rencontre – et excusez-moi de le généraliser un peu – me semble beaucoup plus intéressé à des mots simples, interpellants, ayant le poids d’une très forte conviction prête à se battre pour ce qu’on croit réellement être la Vérité – toujours pourvu, bien sûr, qu’on n’impose pas cette Vérité aux autres ou qu’on les manipule.

Quitte à quitter la sacro-sainte nuance, j’ai envie de dire maintenant des choses que ON,  la censure que je ressens à tort ou à raison, m’interdit de dire ; de quitter le politiquement et spirituellement correct, pour vous refléter ce que j’entends et ce que j’interprète. Vous permettez, juste une fois pendant ces nouvelles, de partager avec vous ma perplexité ?

Ceux que je rencontre n’en ont rien à cirer d’un dieu fait à notre image qui s’adapte gentiment au moule de ce qui nous convient et ne nous sort pas trop de notre confort intellectuel ou émotionnel ou spirituel… car ils l’ont déjà, ce dieu. Ils ne s’intéressent pas vraiment à un Jésus pas vraiment ressuscité – et donc pas vraiment vivant – parce que ce ça perd le goût du « sel » du vraiment nouveau : un Dieu plus fort que le péché et la mort (En plus ce n’est pas vraiment très joyeux d’avoir un cadavre au centre de sa foi…). Ils haussent les épaules par rapport à un esprit qui ne serait rien d’autre que n’importe quel autre esprit : leur monde est bourré d’esprits de toutes sortes, d’anges et de démons. Ils n’attendent pas grand-chose d’un discours chrétien qui est devenu trop semblable au leur, venant de gens qui sont davantage miel que sel de la terre. Ils disent qu’ils veulent être respectés dans leurs croyances, mais en même temps ils se sentent étrangement flottants dans un univers sans repères car sans clarté. Ils proclament qu’il n’y a pas de vérité – et en même temps cela ne les rend pas heureux et ils le disent. Parce que ce qui reste, ce dieu-là, ne peut pas les sauver, ne peut pas nous sauver de nous-mêmes, parce qu’il n’est qu’une prolongation de nous-mêmes.

Mais voilà : sauver, ce n’est pas un mot très populaire pour ON. Plus besoin de ça, apparemment. Mais les gens que je croise, eux, ont besoin. Ils vont râler quand je le dis, que moi comme eux, on a besoin d’être sauvés, libérés. Mais ils quittent la cabane en disant : c’est vrai. Et, bizarrement, ça ne les écrase pas. Cela les libère, car ça veut dire qu’il y a une issue, un changement possible, une conversion, une sortie possible, quelque chose de beau et de nouveau qui est réellement accessible. Or, ON n’aime pas parler de conversion. ON trouve que cela fait moralisateur, ou arrogant, ou évangélique.

Oui, justement, parlons « évangélique ». J’entends ce mot, ces derniers temps, utilisé avec tellement de mépris, un peu comme s’il s’agissait d’une race inférieure, au lieu de nos frères et sœurs dans la foi.

Et encore une fois, au lieu d’être fasciné par nous, les réformés et notre discours, il me semble que le monde est, oui, peut-être agacé, mais aussi interpellé, et parfois même bouleversé par ces gens tellement convaincus de leur Seigneur vivant et agissant que ON étiquette évangéliques.  Oui, le monde va peut-être d’abord les regarder avec un peu de dédain, mais détrompez-vous, il réfléchit, il est interpellé, il se demande pourquoi ces gens y croient dur comme fer.

La censure de ON m’a dicté encore, que je ne dois pas dire que je considère la foi chrétienne comme la meilleure. Ça serait intolérant et dépassé. Et, bien sûr, évangélique…   Mais je rencontre des musulmans qui me disent : « Vous, les chrétiens, vous êtes tellement mous, c’est clair que nous, on va devenir majoritaires, nous on fait des conversions, nous on va parler aux gens, on va les convaincre, car on croit que c’est bon pour eux, bon pour tous. Vous, on ne vous entend jamais parler de votre foi. »                                                                                                  – Vous voyez ?   « On croit que c’est bon pour tous ». Je pense à Vinet trônant près du parc de Montbenon, où je sors mon chien les samedis et dimanches quand je suis au Flon, et à ses paroles inscrites dans la pierre : « Le christianisme est pour le monde l’immortelle semence de la liberté ». Bonne pour tous ! Est-ce que ON y croit, ou est-ce qu’il intitule ça intolérant et dépassé ?

Je me souviens d’une discussion avec un musulman qui m’est devenu cher, où je m’entendais tout à coup dire : « Tu sais, même si vous serez majoritaires, je vais me battre (non pas avec la violence, bien sûr !) pour ma foi. Je crois que Jésus-Christ est la parole ultime de Dieu, et que tout ce qui est venu après ou à côté, ne peut pas être essentiel. Il n’y a que lui qui compte, pour finir. » – Vous êtes d’accord, ce n’est pas très nuancé, ça ne fait pas très réformé – disons, ça ne fait pas très ON, car Luther, Calvin, Barth et d’autres ne se gênaient pas de le dire. Alors, quelle réaction chez mon frère musulman ? Colère ? Sentiment d’exclusion, de jugement ? Au contraire.  Appréciation. Hochement de tête. Puis ces paroles qui ont l’effet de me paralyser un peu : « Oui, mais toi, t’es une exception. »

La censure de ON, je l’ai dit, m’incite à mettre sur les évangéliques l’étiquette « un peu bêtes », car il n’y a point comme nous, et le monde nous trouve bien plus sérieux. Or, un jour, je me trouve près de ma cabane, trois de « mes » garçons dehors. L’un d’eux m’avait dit, suite à mon innocent « Joyeux Noël ! » : « Non ! Tu ne me souhaites pas un joyeux Noël ! Je suis musulman et tu dois le respecter ! » Ok, je respecte. Mais voilà que je rentre de la cuisine, je trouve une « évangélique » dans la cabane, en train de parler du sang de Jésus versé pour … mes trois garçons, scotchés à ses lèvres, hochant la tête, posant des questions. Ils parlent de quelque chose de très difficile, elle prie pour eux, ils acceptent. Elle part. Les trois me regardent, l’un d’eux dit : « Elle était un peu bizarre. » Je réponds: « Peut-être. Mais je trouve que c’était assez juste, ce qu’elle a dit. » Celui qui avait refusé le joyeux Noël réfléchit un moment, puis dit : « Ce n’était pas assez juste. C’était la vérité. » Puis ils partent, me laissant, une fois de plus, perplexe sur un témoignage que ON aurait intitulé comme PAS CORRECT du tout : c’est quoi ce sang de Jésus versé pour nous ? C’est dépassé non ? On n’a plus besoin de ça, ou bien ? C’est trop culturellement marqué pour être valable aujourd’hui, non ? Ce n’est pas essentiel, ça complique les choses inutilement…  Mais ON ne voit pas que le monde d’aujourd’hui crève de soif d’entendre ça. Et que les gens les plus simples arrivent à comprendre les textes bibliques parlant du mystère de la mort de Jésus à notre place, tandis que les interprétations savantes prônant un autre sens ne sont en général accessibles qu’à une élite intellectuelle. Pas très biblique ni réformé, ça… quand je pense que les premiers annonciateurs de l’Evangile étaient des bergers et des pêcheurs…

ON m’assure qu’il ne faut pas parler du péché. C’est considéré comme écrasant, culpabilisant, démodé, et ça éloigne les gens de l’église. Or, beaucoup de ceux que je rencontre n’ont jamais mis le pied dans une église mais me reflètent qu’ils ont besoin qu’on leur parle de péché, comme moi j’ai eu, et j’aurai toujours, besoin qu’on m’en parle. Besoin qu’on mette le doigt sur quelque chose qui cloche et qui n’est pas juste une maladie mais carrément une attitude de vouloir, de devoir se sauver soi-même ; cette fausse autonomie humaine, cette toute-puissance qui veut tout résoudre par ses propres ressources sans faire le « détour » par la condamnation, à la croix, du péché, et de la solution que Dieu lui-même a proposée et réalisée : la rédemption, le pardon, la réconciliation. Si on ne parle plus du péché, on renvoie l’autre à … lui-même. Difficile de faire pire.

ON me dit encore que le diable, c’est du moyen-âge, ON le ridiculise en parlant de ses apparences un peu folkloriques, ON le range dans le tiroir des caricatures. Or, je rencontre des gens désespérés parce qu’ils se sont mêlés à des trucs occultes, parce qu’on leur a jeté des mauvais sorts, parce qu’ils se disent – oui, c’est eux qui le disent ! – possédés par des puissances obscures qui les dépassent, qui les enchaînent, qui les étouffent. Ok, je sais qu’il y a des composantes psychologiques à considérer ; après 11 années d’accompagnement de personnes abusées sexuellement, physiquement et spirituellement je connais  bien les suites des traumatismes. Mais si j’écoute ON, et que je dis juste à ces personnes de prendre contact avec le psy le plus proche, je les renvoie dans leur obscurité terriblement réelle.

Un jeune tournique autour de la cabane, vient enfin vers moi, me demande : « Euh, est-ce que vous chassez des, euh, mauvais esprits ? Vous faites ce genre de choses dans votre église ? »  – Je pense à mon église qui ne m’a pas franchement bien préparée à ce sujet. Tant pis. « Je peux prier pour toi et avec toi, pour que Jésus-Christ te libère, qu’il te sorte de ce qui t’emprisonne. » Il hoche la tête, soulagé. « Ok, merci, ça ne sera pas pour maintenant tout de suite, mais comme ça je sais que vous êtes là pour m’aider. »

Qu’est-ce qui nous a pris, les réformés, de faire comme si on pouvait balayer les forces obscures dans le domaine de la superstition, avec un sourire condescendant ? Qu’est-ce qui nous a pris de ne plus assumer notre mission de libérer des prisonniers, d’aller chercher ceux qui sont assis dans les ténèbres, pour les amener à la liberté en Jésus-Christ, et en Jésus-Christ seulement ? C’est ça être réformé, de ne plus parler de satan, donc de ne plus pouvoir parler de libération ? De ne plus parler de péché, donc de ne plus pouvoir parler de la possibilité d’être sauvé, et de devenir de plus en plus libre ici et maintenant, avec la promesse de l’être totalement un jour ? De ne plus parler de la Vérité, donc de ne plus pouvoir inciter les gens à la chercher de toutes leurs forces, et de prier avec eux pour qu’ils la trouvent ? De ne plus parler de la conversion, donc de ne plus pouvoir leur dire qu’un retour est possible, qu’une porte vers une joie encore inconnue est ouverte, grande ouverte même, par Quelqu’un d’Autre qu’eux-mêmes ? Et, tant qu’on y est, qu’est-ce qui nous a pris, les réformés, d’aboutir à des études de théologie où on pense pouvoir se passer de l’Esprit Saint pour « étudier » Dieu comme si c’était un objet comme un autre ? En appelant cela « scientifique » ? – Parfois j’ai l’impression qu’être réformé est devenu une participation à un drôle de jeu de rôle, où l’homme est devenu l’acteur principal, où Dieu a perdu sa réalité, où il a encore le droit de surgir de temps en temps à l’arrière-plan, un peu comme un fantôme…

Bref…

Je suis une réformée paumée. Je n’ai pas de recettes. Je partage avec vous mon désarroi. J’ai été mandatée par l’EERV pour l’évangélisation, pour annoncer au monde la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ mort et ressuscité, pour que nous vivions en lui et pour lui : pour l’éternité, oui, mais, youpie, déjà maintenant ! Et ce même monde me renvoie à moi, à nous, en disant : « Eglise, occupe-toi d’abord de toi-même ! Vis ce que tu dis, crois ce que tu annonces, prends-le au sérieux quitte à perdre pas mal de plumes. Va jusqu’au bout de ton Evangile, coûte que coûte, montre-nous en quoi consiste cette Bonté de ta Bonne Nouvelle, cette Nouveauté de ta Bonne Nouvelle – ALORS nous t’écoutons – et pas avant.

Ne t’impose pas – mais renvoie à ton Dieu. Tu l’aimes, non ?! Ou est-ce que tu te laisses juste inspirer par quelques idées et valeurs « chrétiennes » ? Ne fais pas du prosélytisme manipulant – mais fais-nous voir que tu crois avec toutes les fibres de ton être à la Réalité d’un vrai Dieu et un vrai Jésus vivant, et un vrai Esprit qui agit encore vraiment dans ce monde paumé aujourd’hui, et même dans nos vies paumées à nous. Arrête d’être juste empathique et accueillant et ouvert, ça on trouve ailleurs. Commence à être, dans une vraie empathie, confrontant et clair comme ton Jésus. Refuse, dans ton accueil, les images toxiques qui nous rendent malades. Sois, dans ton ouverture, clair sur le fait qu’il faut fermer la porte à pas mal de choses si on veut suivre le chemin de Jésus et de la liberté qu’il promet. Et surtout – apprends-nous à CHOISIR. A discerner entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge, l’obscurité et la lumière, les paroles du bon berger et celles de satan, le voleur. Ne nous dis pas qu’il n’y a pas de choix à faire – car ainsi tu nous renvoies dans notre abime. »

Ouf…

Vous voyez, c’est un peu ça qui me travaille au Flon, ces temps. Et je pense que, dans les travaux et les discussions qui auront lieu autour du « thème » (je préfère dire, autour de l’urgence de notre mission) de l’évangélisation – on va louper le train si on va se contenter de choses intéressantes à faire, d’événements sympas à créer, d’activités multiples à proposer, de l’événementiel à pondre. Il est urgent de comprendre que l’évangélisation ne peut venir que de Jésus-Christ lui-même. Et qu’il veut évangéliser d’abord son Eglise, la sauver, la transformer, la guérir, la remplir de la lumière de Son Saint-Esprit, pour qu’ensuite, et ensuite seulement, elle aille vers les autres, le cœur brûlant, en cherchant à aimer le mieux possible, à être le plus possible libre elle-même, pour que les autres voient une différence et se disent : « Ils sont peut-être un peu agaçants – mais ils ont l’air d’y croire réellement. Qu’est-ce qui les pousse ?! »

Hetty Overeem, pasteure Evangile-en-chemin